Pages

mardi 30 avril 2013

Récit d'expo : L'ange du bizarre, le romantisme noir de Goya à Max Ernst



  Après deux visites dans cette expo magnifique, la dernière en date en compagnie de Grazyel, Jamestine, et Matilda, je me décide enfin à en faire un compte-rendu.
  Ce n'est pas sans crainte que je me mets à la tâche, car  1) c'est une expo plus grande et plus riche que celles qu'il y a d'habitude à Orsay, 2) je l'ai absolument adorée, et 3) je me suis promis de faire ça en un article.


Thomas Cole, Expulsion, lune et lueur de feu
  L'un des premiers tableaux qu'on aperçoit, et alors là je vais faire geek de chez geek, mais comme mes camarades d'expo ont partagé la même idée que moi, je vais avouer sans rougir que le décor me fait énormément penser au Seigneur des Anneaux (allez quoi, le Mordor dans le fond... non ? Vous tremblez devant la colère de Sauron, ou quoi ?). Ce qui n'est pas si saugrenu si on pense que Le Seigneur des Anneaux est l'héritier distant de tout un art du surnaturel et, précisément, du romantisme noir (et toc, voilà qui s'appelle intellectualiser sa geekerie et son fandom de Peter Jackson). Autrement, ce qui m'intrigue beaucoup dans ce tableau (n'hésitez pas à cliquer pour agrandir l'image), c'est le fait que plusieurs étapes du jour s'y rencontrent : à gauche, la lune, au milieu, les ténèbres, et à droite, un morceau de ciel bleu... comme si dans les contrées du Mordor dans les ruines, la nuit éternelle régnait...

Fussli, Les trois sorcières
  On passe maintenant à un peintre à l'ambiance très différente, Fussli. Je ne mettrai pas ici d'image du Cauchemar car c'est une des plus célèbres de l'expo et vous pouvez la trouver partout, donc même si je trouve ce tableau génial, je préfère essayer de faire un article un peu original, qui se concentre sur les oeuvres négligées de l'expo.
  Ci-dessus donc, les trois sorcières de Macbeth (Shakespeare était une source de scènes innombrables pour les peintres du romantisme noir !). J'ai été frappée par le fait que de celle qui est au premier plan jusqu'à celle dans le fond, on avance de plus en plus dans l'obscurité et dans l'inhumain : la dernière sorcière est la plus vieille, la plus ridée, et c'est celle qui a les traits les plus tordus.

  Autre tableau de Fussli, Satan chassé du paradis par l'ange Ithuriel (donc l'un de ses frères, puisque Satan, ne l'oublions pas, est un ange déchu : dans la tradition biblique, c'était même l'ange préféré de Dieu et son autre nom est Lucifer, en latin "le porteur de lumière").
  Cette scène est tirée du Paradise Lost du poète anglais John Milton, grande source d'inspiration elle aussi (en particulier pour le poète et dessinateur anglais Blake), car cette oeuvre s'est intéressée au personnage de Satan et l'a montré pour la première fois, pas tant comme le démon au rôle duquel on essaie de le réduire, mais vraiment comme un "ange du bizarre" pour copier l'intitulé de l'expo : Satan est un mélange de ténèbres et de lumière, et je trouve que c'est très bien illustré sur ce tableau qui nous montre Satan (à droite) qui s'enfonce certes dans les ténèbres, mais dans un mouvement ascendant, et qui est le plus baigné de lumière de tous les personnages présents sur la toile.

"Le plus parfait type de beauté virile est Satan à la manière de Milton" Baudelaire




  Deux oeuvres de Louis Boulanger à présent : à droite, Les Fantômes, illustration pour Les Orientales de Victor Hugo. Les traits sans contours et l'aspect fuyant des personnages donne un profond sentiment de malaise, sans parler des morts parmi les vagues (dans une sorte de Styx) et du clair de lune lugubre dans le fond... 
  Et la Ronde du Sabbat (le Sabbat étant une fête présidée par un sorcier, ici dans l'ombre, au centre du cercle, et qui donne libre cours à toutes les passions). On dirait une formidable orgie, avec tous ces bras nus, ces chairs rouges, cette mêlée humaine. La sensualité de la peinture ressort beaucoup et l'on voit la chair et les forces obscures ont longtemps été considérées comme soeurs jumelles, d'où le tabou du sexe dans la société.

Goya, Le songe de la raison
 engendre des monstres


  Outre le fait que j'adore le titre de cette gravure, qui sous-entend que dès que la raison de l'homme s'endort, son imagination démarre au grand galop et peuple son esprit de bizarreries, j'aime beaucoup sa représentation : l'homme assoupi est entouré de créatures de la nuit tenues pour dangereuses : chauve-souris, chouettes, chats, et même un lynx en bas à droite...

  Ces animaux représentent les folies qui peuvent grandir dans l'esprit d'un homme dont la raison s'endort ; sources d'inspirations oui, mais qui grignotent lentement son esprit. Ca me fait penser à cette citation de Victor Hugo : "la rêverie a ses morts, les fous".






Route de campagne en hiver au clair de lune, Blechen
Paysage romantique
avec ruine, Blechen
  Du Blechen à présent. Le tableau de gauche est un concentré des éléments du romantisme noir : il fait intervenir les acteurs ordinaire comme la chouette, le serpent, le couple d'amants, et le château en ruine au loin. L'effet obscurité / jour est aussi assez saisissant, surtout qu'on entre dans le jour après avoir franchi la barrière invisible de l'arcade, peut-être symbole de la porte entre le monde des vivants et l'au-delà...
  Route de campagne au clair de lune quant à lui m'a saisie par son jeu de couleurs : le bleu-vert de la nuit est fou, malade, ivre, et la lune brille solitaire au milieu, minuscule et pourtant elle irradie partout. Les arbres nus semblent se tordre dans une danse macabre, leurs ombres s'allongent jusqu'au bord du tableau, jusqu'à nous spectateurs, infectés par la vision de ce paysage...

Hamlet et Horatio au cimetière, Delacroix - x 2 !

  Une fois de plus, les oeuvres de Shakespeare produisent un sol fertile à partir duquel l'imagination des peintres va se développer. Ci-dessus, deux versions de Delacroix de Hamlet et Horatio au cimetière, dont seule celle de gauche était à l'expo d'Orsay. Personnellement je préfère celle de droite, car sur celle de gauche Hamlet fait vraiment très délicat, surtout avec cette jambe et ces traits fins extrêmement androgynes, faisant de lui une figure presque féminine (et il y a selon moi des hommes beaucoup plus féminins que Hamlet dans l'oeuvre générale de Shakespeare, mais toutes les interprétations sont les bienvenues, et le choix de Delacroix est intéressant). J'aime bien cependant le fait que ce soit Hamlet qui tienne le crâne dans la version de gauche.







Ce tableau m'a quant à lui frappée par son réalisme : on a vraiment l'impression d'avoir ce château
en face de nous, et il se fond dans le décor de la montagne à force de tomber en décrépitude.


Lessing Carl, Paysage montagneux en ruines dans une fosse.










  Deux versions différentes de la femme-poison ou femme fatale : en effet la femme était vue par beaucoup comme la tentation incarnée, la personnification du diable, envoyée sur terre pour faire souffrir les hommes. Du fait de ses atouts charnels, la femme est également très liée à la nature, ce qui en fait la source de toute regénération ; la nature est bien appelée "Mère Nature". Seulement, en  goûtant aux atouts de la femme, l'homme pénètre un territoire obscur, si bien que dans toute reproduction de l'espèce il y a souillure et trahison par la femme.

 Le péché de Von Stuck, où les cheveux de la tentatrice en tenue d'Eve se mêlent avec l'énorme serpent, puissant symbole phallique mais aussi celui qui pousse Eve a croquer dans le fruit interdit dans la Genèse...

  Et Méduse ou Vague furieuse de Lévy-Dhurmer, où l'on voit Méduse en proie à ses tourments. Méduse avait en fait été violée par Poséidon, et depuis, tous les hommes qui croisent son regard se pétrifient jusqu'à se transformer en statues. Elle est donc une figure castratrice, mais aussi une figure du profond malheur.

Deux illustrations de La tentation de Saint-Antoine
de Flaubert par le peintre Odilon Redon
  Contrairement à beaucoup de gens, j'adore Odilon Redon. C'est un univers souvent macabre, angoissant, un univers fait d'inquiétudes sourdes et diffuses mais jamais de terreurs qui se disent clairement : il y a toujours un truc dans l'ombre qui semble ronger quelque chose, un regard qui fait froid dans le dos, un sentiment de malaise qui se dégage de l'ensemble. On pense notamment à son araignée géante. Et en même temps c'est très beau. D'autres oeuvres de lui, les peintures, sont bien plus colorées, mais elles ne figuraient par à l'expo et j'en parlerai à une autre occasion que celle du romantisme noir.


  La mort au bal de Félicien Rops, avec toute cette thématique de la mort comme un jeu et comme une danse macabre qui s'ouvre sur la plus lugubre des issues. J'ai toujours aimé les représentations de squelettes qui dansent (mon amour de L'étrange Noël de Monsieur Jack, sans doute).

  Galatée de Gustave Moreau, qui m'a frappée, outre ses couleurs magnifiques, par le contraste d'échelle entre les deux personnages : l'homme semble presque un géant par rapport à la femme, il l'observe comme par une petite fenêtre... cette femme pourrait donc être une chimère de son imagination, qu'il voit par les fissures de son esprit malade (en cliquant pour agrandir vous constaterez qu'il n'a pas l'air de nourrir des desseins très joyeux, et le regard qu'il lance à la femme / objet de désir est sans équivoque mauvais).

Munch, Vampire

  Passons à Munch, l'un de mes peintres préférés, et qui était sous-représenté à cette expo malheureusement. Il y a un fil directeur dans l'oeuvre de Munch, c'est les femmes-vampires, aux longs cheveux qui sont aussi bien une protection pour l'homme qui se réfugie en-dessous que des tentacules maléfiques prêtes à l'étrangler et à aspirer la vie hors de lui. Peu réjouissant, me direz-vous, et réducteur par rapport à la femme. Sans doute, mais d'un point de vue artistique, ça donne des choses magnifiques, et l'on voit bien dans ce tableau que la femme a des cheveux roux comparables à ceux de Lillith (la compagne de Satan, première femme d'Adam qui a basculé du côté obscur de la force), ce qui fait d'elle une succube, une créature des enfers, et son étreinte semble une morsure.


  On entre dans une période plus moderne, fin XIXe.

  Ce tableau m'a plu d'abord pour ses couleurs, mais aussi pour le changement dans la perception : la femme est certes toujours investie d'un pouvoir diabolique puisqu'elle est un objet de désir dangereux, beauté vénéneuse indifférente à l'amour de l'homme, mais elle est montrée également dans sa fragilité et sa figure est brouillée, si bien qu'elle devient plus humaine. Mais l'obscurité garde toujours une part importante dans le tableau.

  Bonnard, Femme assoupie ou L'Indolente.



  A présent un univers plus onirique (le monde des rêves et des cauchemars), qui envahit la réalité au point de la rendre méconnaissable.

  Clair de lune et lumières de Spilliaert m'a saisie car on dirait du Van Gogh, mais en plus sombre. C'est un peu facile de dire que partout où il y a un tourbillon, ça ressemble à du Van Gogh, mais ça a été mon impression, et on se place donc dans un imaginaire vraiment très noir.

  Message de la forêt de Toyen m'a lui beaucoup déstabilisée : le bleu de cet oiseau est magnifique, et en même temps c'est un oiseau meurtrier, démoniaque, qui arrache la tête livide d'une jeune fille et resserre ses griffes sur elle, au milieu d'une forêt cauchemardesque qui a perdu tout contour.


Le colloque sentimental, Magritte



  Enfin, je souhaite terminer sur Le colloque sentimental de Magritte. Je n'arrive pas à trancher si je trouve ce tableau drôle ou s'il me met mal à l'aise ; un peu des deux, j'imagine. Freud disait que ce qui nous faisait rire était précisément ce qui nous mettait mal à l'aise. Il y a un peu de vrai là-dedans.






  J'avais d'autres tableaux en réserve, mais cet article s'éternise ; aussi, je les ferai paraître plus tard, au détour d'un article ou d'un autre =)

  En espérant que ce tour d'horizon vous ait donné envie d'aller voir l'expo... si vous n'êtes pas déjà allés la voir, foncez-y !! Ca va jusqu'à début Juin.

Alacris

11 commentaires:

  1. Très bon article ! J'aime beaucoup le fait que tu n'aies justement pas choisi les œuvres les plus connues ^^. Cela me permets d'apprécier certains tableaux qui au moment de l'expo ne m'avaient pas spécialement attiré ;). Et puis tes petites explications/descriptions sont intéressantes ^_^( notamment la fameuse référence à Freud qui m'a poussé à me demander ce qui pouvait bien me faire rire du coup xD ) En bref c'était l'une des meilleures expos que j'ai vue !
    PS: Pour la référence au Seigneur des anneaux, entre geeks on se comprend :p.
    Bisous n_n

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Un jour les geeks domineront le monde ! Mais pas aujourd'hui, aujourd'hui c'est le jour de sortie du nouvel épisode de Game of Thrones ='D
      Oui du coup j'ai choisi des oeuvres un peu "oubliées", mais je suis sûre que les plus célèbres de l'expo ne sont pas tellement connues non plus, donc j'essaierai de revenir dessus un jour, mais plutôt une par une, pour illustrer un article et faire une petite remarque dessus au passage... j'aime bien faire des compte-rendus d'expo, et la littérature a tout à voir avec la peinture et les beaux-arts, mais tout de même, ce blog est censé être consacré aux livres avant tout, et les expos prennent le dessus ces derniers temps ^^ (il me reste à faire le second article sur l'Allemagne, d'ailleurs qu'as-tu pensé de cette expo ? *w* )
      Haha, cette remarque de Freud m'avait aussi beaucoup faite réfléchir quand on me l'avait faite la première fois ! Bonne torture mentale ;)

      Supprimer
    2. Merci pour tout

      Supprimer
  2. Je savais pas que tu regardai Game of Thrones, c'est chouette :p ( j'ai vu l"épisode 5 tout à l'heure d'ailleurs ).
    Pour l'expo sur l'Allemagne c'était aussi très beau même si la dernière partie plus "moderne" ne nous a pas du tout emballé avec Matilda ><
    Il faut que je fasse un article dessus de tout façon ^^.
    J'espère que tu te culpabilise pas pour les articles plus centrés sur l'art :D Cela montre que tes horizons sont variés, c'est une bonne chose ;)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Haaan je n'ai pas encore vu l'épisode 5, il paraît qu'il est génial !
      Ah, vous n'avez pas aimé la dernière partie ? C'est vrai que j'ai préféré tout ce qui concernait Blechen, Böcklin, Friedrich et Carus... mais il y avait de belles choses dans le coin moderniste aussi. Hâte de voir ton article ! :)

      Supprimer
  3. Bon, j'ai le droit de le dire sans passer pour une fole, alors. Quand j'ai vu le premier tableau de ton article, je me suis dit 'oh le Mordor!'

    Matilda a rapidement évoqué cette expo sur Facebook, me donnant envie de la noter dans mes tablettes. Mais là, après ton billet, je vais être obligée d'aller la voir ; tu ne me laisses plus le choix !

    Le Magritte me donne vraiment un sentiment de malaise et en même temps j'en aime beaucoup l'esthétique. C'est troublant (mais c'ests ans doute le but).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Mais le Mordor est partout, voyons ! ;)

      Je ne saurais trop t'encourager à aller voir l'expo, c'est une des meilleures que j'aie jamais vues de ma vie ! Un peu de monde cependant... mais quand on prend son pied, on passe outre.

      C'est gentil d'être passée ^_^

      Supprimer
  4. Je me demande comment on ne peut pas penser au Mordor en voyant ce tableau, je veux dire c'est le premier truc qui a éclaté dans mon esprit après un quart de secondes à le regarder.

    Je vois qu'on a noté plusieurs tableaux en commun, et c'est pratique parce que tu as trouvé des images de bonnes qualité alors je te les vole (aucune honte u_u). En tout cas mon article sur l'expo n'est pas oublié, je le laisse lentement mûrir dans mon esprit.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Tu peux me piller sans scrupule, ça sert à ça aussi, la blogo ! :D
      OK OK, hâte de voir cet article alors (ma parole, tu nous fais languir !)

      Supprimer
  5. Excellent article ! Il est long, mais ce lit bien et vite :D
    Et comme d'habitude, tu nous apprends plein de choses sur ce qu'on a vu *_* ahh, c'est trop cool d'aller aux expos avec toi !
    En tout cas, à deux ou trois choses près, on a les mêmes goûts et je viens de retrouver des tableaux dont je n'avais pas les références !

    J'adore tout ce que tu dis, surtout avec les rappels littéraires et ta façon d'analyser le tableau que tu mets en avant (tu arrives à le faire en quelques lignes, et j'applaudis !).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. On a des manières complémentaires d'aborder les expos ;) toi tu sélectionnes trois ou quatre tableaux que tu adores et tu écris un pavés sur chacun, moi j'ai envie de mettre tous les tableaux xD et j'écris un petit paragraphe dessus...

      C'est cool d'aller voir des expos avec toi aussi ^_^ mine de rien comme on a des coups de coeur sur des peintres assez différents (à part quelques maîtres incontestés comme Friedrich ou Moreau), on apprend des choses l'une avec l'autre.

      Bref, tout ça pour dire qu'il faut qu'on continue à aller voir des expos ensemble !

      Supprimer

«Il faut tout dire. La première des libertés est la liberté de tout dire»
Maurice Blanchot

L'avis de chacun compte. N'hésitez pas à me laisser le vôtre !