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mardi 28 mai 2013

Chronique d'Argent brûlé (Plata quemada), de Ricardo Piglia

  "Ricardo Piglia s'empare d'un braquage qui a défrayé la chronique entre septembre et novembre 1965 à Buenos Aires. Il décide d'en faire un roman tant la violence des faits, la puissance des sentiments et la brutalité de la police dépassent de loin la fiction. Bébé Brignone et le Gaucho Dorda, Bazan le Bancal, Malito ou Mereles le Corbeau prennent vie sous la plume avec un réalisme et une vigueur extraordinaires, sur fond d'agitation péroniste et de magouilles politiques"

  C'est malheureusement le résumé le plus accrocheur que j'ai pu trouver et la tâche de composer moi-même un résumé pour une oeuvre aussi dense, complexe, et hétérogène m'effraie, donc j'espère qu'il vous intrigue quand même, et je vais m'efforcer dans cet article de vous faire un lavage de cerveau (gentiment) pour que vous ne pensiez plus qu'à une chose : LIRE CE LIVRE DE TOUTE URGENCE (que les choses soient claires).


  Puisqu'il faut bien commencer quelque part dans ce maelström de merveilleuses impressions de lecture que m'a laissé ce roman, disons que c'est l'histoire de jeunes criminels cockés jusqu'à la moelle, héroïnomanes, bisexuels, emprisonnés à de nombreuses reprises, et complètement dingues et géniaux et révolutionnaires qui décident de braquer une banque pour se faire 7 millions et partir aux Etats-Unis. (So far, so good).

  La narration se fait dans un flux de conscience continu (on est placé à l'intérieur des pensées d'un individu), qui va d'un personnage à un autre. La plupart du temps, on voit ce qui se passe à travers les criminels eux-mêmes qui, plus que des protagonistes, sont présentés en véritables héros. Mais on pénètre également les pensées de personnages mineurs qui ne sont parfois là que pour deux pages et qui vont se faire descendre à la mitraillette quelques lignes plus tard. On voit l'histoire de leur vie défiler, les circonstances... du coup, c'est très humain. 
  Au tout début, on est un peu bloqué par les préjugés vis-à-vis des personnages principaux ; le côté sadique ou masochiste ou incestueux de certains peut freiner l'envie de lire des âmes sensible. Les habitués de thrillers n'auront sans doute pas ce problème. Personnellement, je ne suis pas une grande lectrice de romans policiers, mais quand on m'en conseille un bon, j'adore, et je lis sans être "dégoûtée" ou "choquée" comme peuvent l'être certains. Donc je vous conjure de ne pas vous en arrêter là, car ces personnages qui au début nous apparaissent paumés et à des lieues de nous finissent par déclencher une grande sympathie chez le lecteur, qui reste profondément marqué par eux à la fin du livre. A mesure que l'histoire avance, on en apprend de plus en plus sur leur passé, la façon dont ils se sont connus, les épreuves qu'ils ont traversées... et il y a de nombreux passages, au milieu du vulgaire, qui sont des îlots de poésie.

  Le plan général se présente ainsi : à partir du braquage, les criminels se cachent de planque en planque, où les policiers les retrouvent à chaque fois en raison de hasards qui bouleversent tout ; leur fuite devient de moins en moins assurée, jusqu'à ce qu'ils se retrouvent pris au piège dans un appartement avec 300 policiers qui cernent l'immeuble. S'en suit alors un combat passionnant qui s'étale sur des dizaines de pages et dans lequel je n'ai trouvé aucune, absolument aucune longueur. 

  Comme le disent Les Inrockuptibles sur la 4e de couverture de mon édition, c'est : "Le fait divers élevé au rang de mythe". Ces personnages dissidents, atypiques, anormaux se font les héros de la cause de la liberté contre une société médiocre qui de toute façon est corrompue d'un bout à l'autre (surtout chez les policiers). Ils deviennent le sujet de la haine publique, alors qu'au lieu de se cacher dans la tromperie, ils ont choisi le moyen le plus radical : la guerre contre la société.

  J'aimerais en dire bien plus mais les articles concis sont souvent ceux qui laissent la plus forte impression, et j'ai deux citations que je veux à tout prix vous copier coller afin de vous donner envie de lire ce livre :

"En taule, racontait-il parfois, j’ai appris ce qu’est la vie : t’es dedans, on te brutalise, t’apprends à mentir, à ravaler ta haine. En prison, je suis devenu pédé, drogué, voleur, péroniste, joueur, j’ai appris tous les coups tordus, à casser d’un coup de boule le nez de types qui te font la peau si tu les regardes de travers, j’ai appris à porter un surin caché entre les couilles, à me fourrer les sachets de came dans le trou du cul, j’ai lu tous les livres d’histoire de la bibliothèque , parce que j’avais rien à faire, on peut me demander qui a gagné n’importe quelle bataille, l’année qu’on veut, et je le dis, parce qu’en prison t’as rien à foutre, alors tu lis, tu regardes dans le vide, le bruit que font les pauvres mecs enfermés là te soûle, tu deviens venimeux, tu te remplis de poison comme si t’en respirais, t’entends des branques raconter sans arrêt les mêmes conneries, tu crois qu’on est jeudi, quand en réalité on est à peine lundi soir. Moi, j’ai appris à jouer aux échecs, j’ai appris à fabriquer des ceintures avec le papier argenté des paquets de cigarettes, j’ai appris à baiser ma copine debout dans la cour, à l’heure des visites, sous une espèce de petite tente fabriquée avec un drap, dans un coin. Les autres prisonniers t’aident, si eux aussi ils ont leur femme et leurs gosses et qu’ils doivent se cacher pour tirer un coup, il faut dire que les nanas sont dévouées, elles baissent leur culotte, s’asseyent sur ta queue, pendant que ces ordures d’idiots t’épient, se paient ta tête, rient de voir qu’en est bien couillon, qu’on bande, qu’on a beau être adultes, on peut pas baiser, c’est pour ça qu’ils te coffrent, pour pas que tu puisses baiser, pour ça que tu te remplis de venin, qu’on te met au frais, qu’on t’enferme dans une cage pleine de mecs où personne peut baiser, toi, tu veux et on te brutalise, ou pire, on fait en sorte que tu te sentes comme un mendiant, un clochard, tu finis par parler tout seul, par avoir des visions"

"C'était la police.
La voix leur parvenait déformée, comme une voix de fausset, une typique voix de connard, perverse et autoritaire, étrangère à tout autre sentiment que le plaisir d'humilier. Des types qui crient, sûrs qu'on va leur obéir ou s'effondrer. C'est la voix de l'autorité, celle que crachent les haut-parleurs, dans les prisons, les couloirs des hôpitaux, les fourgons cellulaires qui, dans la ville déserte, en pleine nuit, conduisent les prisonniers dans les souterrains des commissariats pour leur infliger des coups de matraque ou l'électricité"

(Vous n'imaginez pas à quel point je suis heureuse d'avoir trouvé pile mes passages préférés déjà cités sur divers sites, j'aurais peu aimé tout recopier !)

Donc une seule chose à retenir : LISEZ-LE ! En Argentine, c'est déjà considéré comme un classique (sorti dans les années 1990 il me semble)... il existe une adaptation cinématographique mais ceux qui l'ont vue m'ont dit qu'ils regrettaient de l'avoir vue, donc je vous déconseille l'expérience. Quant aux bilingues en espagnol, sachez que la lecture est difficile. J'ai lu un tiers du livre en espagnol, puis, prise dans l'urgence pour une rédaction, je l'ai acheté en français, et j'avais loupé plein de choses avec ma lecture en langue originale. Outre le fait que j'ai un peu perdu de mon niveau en espagnol depuis je ne suis plus en prépa, 1) c'est de l'argentin, 2) il y a beaucoup d'argot, et 3) l'auteur essaie de se placer dans le contexte des années 60, donc... mais il est génial. Vraiment, une très bonne découverte. Excellente lecture garantie !

220 pages, 6,70€

8 commentaires:

  1. Je pense que je ne me serai jamais attardée sur ce livre si tu n'en avais pas parlé ^^. Non pas que le résumé ne soit pas tentant, bien au contraire c'est juste que je ne m'intéresse pas du tout à la littérature espagnole/argentine en temps normal ( sans trop savoir pourquoi d'ailleurs xD ) Bref, ton article est vraiment super et m'oblige à le noter ! Et vu que je ne fais pas partie des âmes sensibles, je suis d'autant plus obligée de le lire :p. Il comporte combien de pages par contre ? ( rassures toi je ne suis pas effrayée par les pavés :D ).

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    1. Justement c'est ce que je trouve aussi, et c'est pour ça que je fais une publicité musclée (huhu) : à lire le résumé, il a l'air sympa, mais sans plus. Alors qu'il est génial !

      Il fait à peu près 220 pages (donc ça se lit très vite, en une journée), en livre de poche, écrit assez gros, divisé en 9 chapitres d'environ 20 pages chacun + un petit épilogue où l'auteur raconte comment il s'est intéressé à ce fait divers (il avait rencontré l'un des personnages de l'histoire dans un train, cette personne lui avait raconté les faits, il avait rédigé un premier jet dans les années 60, puis il l'avait abandonné, et il a tout repris par hasard en 95, il y a vraiment une genèse impressionnante). Et il coûte 6,70€. Du coup je file rajouter ces détails =)

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    2. Merci pour les infos ! ^^ Je te tiendrai au courant quand j'aurai l'occasion de le lire ;)

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  2. A première vue, ça ne fait pas partie de mes lectures habituelles. J'essaye de lire depuis peu de temps des policiers anglo-saxons pour la plupart (mon tout premier, c'était "Le grand sommeil" de Raymond Chandler, un grand classique) mais c'est vrai que depuis que j'ai quitté moi-même la prépa, je n'ai pas trop lu de littérature espagnole/hispanique et encore moins des policiers. Pourtant, je suis bilingue en espagnol mais j'ai toujours été attirée par la littérature anglo-saxonne, c'est comme ça.. ^^

    Malgré tout, ton billet enthousiaste donne très envie de découvrir ce roman qui a l'air d'aller à cent à l'heure, avec des personnages atypiques au service d'une critique sociale contestataire. Si un lecteur est "choqué" ou "dégouté" par ce qu'il lit, c'est que finalement l'effet voulu de la critique sociale est atteint en ne le laissant pas indifférent devant la réalité qui est raconté.

    Merci pour cette découverte.

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    1. Le Grand Sommeil, j'en ai entendu parler car je crois que Boris Vian en a fait une traduction... tu me le recommandes ? =)

      Argent brûlé va à cent à l'heure en effet. Et si tu es bilingue du coup tu vas avoir le plaisir de pouvoir lire la version originale (il y a plusieurs exemplaires du livre en français aussi bien qu'en espagnol à Gibert Joseph). Donc un seul conseil : vas-y !

      J'en profite aussi pour te dire ici que j'ai repéré ton blog depuis deux mois (Jamestine s'était donné pour tâche de me trouver des blogs d'anciennes khâgneuses) et que j'ai lu trois fois ton article sur Oscar Wilde ^.^ je me suis retenue d'aller y faire un plus grand tour jusqu'à maintenant car j'aime bien laisser des commentaires au fil de ma lecture et comme tes articles m'ont l'air assez longs, et recherchés, je me suis dit que j'attendrais d'avoir plusieurs heures devant moi pour explorer tout ça sans en perdre une miette >.< . Donc voilà, pour dire que tu risques d'avoir une lectrice assidue de plus dans pas longtemps ;)

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    2. Oh que oui, je te conseille "Le grand sommeil" ! Quand je l'ai lu, j'ai eu comme un flash-back parce que j'ai réalisé que j'avais déjà étudié en khâgne le passage en question que j'étais en train de lire. Je n'avais pas fait le rapprochement... Bref, c'est un roman de toute beauté, avec beaucoup d'humour et pourtant, l'atmosphère est très noire : affaires louches, corruption des flics, chantage d'un roi du pétrole grabataire de Los Angeles, flanqué de deux filles, l'une droguée, l'autre nymphomane sur fond de fin de la prohibition aux USA. C'est surtout le premier roman où apparaît le détective privé Philip Marlowe. Si tu peux te procurer l'adaptation avec Humphrey Bogard, je crois que tu seras comblée. :)

      Ce que tu dis de mon blog (et de l'article sur Oscar Wilde ^^) me fait très plaisir ! Je ne suis pas très forte niveau concision dans mes billets, je comprends que ça puisse demander du temps pour les lire. Mais ils ne sont pas si recherchés que ça, j'essaye juste de donner toujours une lecture personnelle et surtout moins académique que ce qu'on a pu nous demander de produire quand on était en prépa. En tout cas, j'ai hâte de lire tes commentaires intelligents à l'image de ce que tu écris sur ce blog d'après ce que j'ai pu en lire. ;)


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  3. Je ne connais presque quasiment rien de la littérature hispanophone à part quatre ou cinq livres lu depuis quelques années. Je note donc ce titre, il faut vraiment que j'enrichisse mon "rayon" à ce sujet dans ma bibli.

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  4. ce roman est à noter pour le "mois argentin" de mars 2014 que je viens de créer sur Facebook et sur l'époque du péronisme c'est passionnant car l'histoire de l'Argentine est tellement perturbée qu'il est indispensable de se pencher également sur son histoire

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«Il faut tout dire. La première des libertés est la liberté de tout dire»
Maurice Blanchot

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