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mardi 25 juin 2013

Errances du côté de Chagall, entre guerre et paix : Musée du Luxembourg

La Dame, Chagall
  La semaine dernière, je suis allée voir l'expo "Chagall, entre guerre et paix" au Musée du Luxembourg avec Grazyel. Cette expo a commencé le 21 Février 2013 et elle prendra fin le 21 Juillet prochain ; aussi je vous engage à vous dépêcher si d'aventure, l'envie vous prenait d'aller la voir...

  J'ai une connaissance moyenne de Chagall : comme toute personne qui s'intéresse un peu à l'art, je sais que c'est un peintre du XXe siècle (1887-1985), que son style ressemble à certains courants d'avant-garde début de siècle mais que ça ne ressemble pas au cubisme pour autant, qu'il était ami avec Apollinaire, qu'il était Juif et s'intéressait aux thématiques de la Bible, qu'il a peint des vitraux pour des églises dans des couleurs pétantes et notamment des vitraux de la Cathédrale de Reims, le plafond de l'Opéra Garnier à Paris... bref, voilà un peu tous les trucs connus que peut avoir en tête quelqu'un qui va à cette expo. Mais on peut aussi y aller en ne sachant pas du tout qui est Chagall (c'est toujours un risque de mettre les pieds dans une expo sans rien connaître du peintre qu'elle met à l'honneur, ça peut s'avérer une superbe découverte ou bien un gâchis regrettable, mais je pense que c'est sympa de se surprendre soi-même de temps en temps).
  En tout cas, sans que Chagall soit un de mes peintres préférés, cette expo m'a plu car elle est très bien faite, complète, et elle permet de suivre l'évolution du peintre du début à la fin de sa carrière. En d'autres termes, si vous ne connaissez pas ou peu Chagall, c'est le moment ou jamais de profiter de cette expo pour prendre quelques repères quant à comment apprécier sa peinture.


Les amoureux en vert
  C'est d'abord sur la Russie en temps de guerre que l'exposition choisit de se focaliser. 
  Dans cette partie, on voit les sentiments du peuple en relation à la guerre : peur, misère... mais également l'effet de la guerre sur les gens (de nombreux portraits de soldats défigurés notamment, les fameuses "gueules cassées".

  Vous pouvez voir qu'ici le style de Chagall est encore très différent de ce qu'il va devenir ensuite, c'est-à-dire coloré et onirique, influencé par le mouvement surréaliste. Ici, les couleurs sont rares et sombres, et le vert qui entoure les amoureux est des plus maladifs. Ils semblent figés dans une étreinte mortelle : ils ont tous deux des visages pâles illustrant la rigor mortis, la rigidité de la mort ; la jeune femme a les yeux fixes d'un cadavre et le jeune homme semble dormir - or, le sommeil n'est-il pas frère de la mort ?


Couple de paysans,
départ pour la guerre

  On entre à présent vraiment dans la partie "Chagall dans la guerre" avec ce portrait de couple de paysans : l'homme est déguisé en soldat, grotesque, son visage n'est déjà plus qu'une grimace, il ne peut plus tenir sa tête droite, il est couvert de bleus (voyez d'ailleurs comme la seule touche de couleur du tableau vient de son oeil au beurre noir, comme si la couleur avait été vampirisée par la mort, devenant poison), et sa femme ne le regarde pas, elle pleure sur le côté, elle aussi figée dans une posture de douleur.




Au-dessus de Vitebsk
  Échappant à la mobilisation de la guerre, Chagall entreprend de peindre Vitebsk, ville-garnison, qu'il associe également au paradis de l'enfance. Un autre monde, peu à peu, se crée dans l'esprit du peintre qui, armé d'un pinceau, se transforme en poète, et ce monde de peinture vient se superposer à celui que voient les autres...

"J'ai choisi la peinture : elle m'était aussi indispensable que la nourriture : elle me paraissait comme une fenêtre à travers laquelle je m'envolerais vers un autre monde"


Création d'Eve
Noé reçoit l'ordre de construire l'arche
  Bientôt, la Grande Guerre prend fin et c'est l'imaginaire biblique qui reprend le dessus dans le voyage pictural de Chagall. Il décrit d'ailleurs la Bible comme "la plus grande source de poésie de tous les temps". Aussi bien l'Ancien que le Nouveau Testament l'intéressent, et il entreprend d'illustrer de très nombreux passages de la Bible, affermissant par là sa position de démiurge, c'est-à-dire de sublime créateur, à l'image du principe divin lui-même.


Le Songe d'une nuit d'été, Chagall
"Ne m'appelez pas fantasque : au contraire, je suis réaliste"

  Parmi ses plus grandes sources d'inspiration figurent aussi les grands mythes littéraires, et notamment l'univers construit par le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare, pièce féérique entre toutes puisque nombre de ses personnages sont des fées (voir ma chronique du Songe d'une nuit d'été). La figure ailée en rouge est une fée ; la jeune femme en robe blanche est Titania, reine des fées, et l'homme à tête d'âne à côté est Bottom, ainsi métamorphosé par Puck, fée masculine malicieuse toujours prête à jouer des tours aux autres. Avec ce tableau, Chagall plonge dans la fantaisie, pourtant il se clame au plus près du réel : alors, la fantaisie serait-elle plus fidèle à la réalité qu'une représentation du monde sans bizarrerie et sans rêve ?


Le Rêve
  En parlant de rêve, nous voici en plein dedans, avec ce tableau intitulé Le Rêve.

  La perspective est faussée, comme si on regardait le tableau en étant sur le côté, sans pouvoir l'embrasser de plein front : un peu comme dans les rêves, quand les choses nous échappent et que nous ne les saisissons jamais clairement. La femme, seins nus (symbole de la passion mais aussi de l'abandon ou d'une tenue de sommeil...) est emportée par un âne,  souvent symbole du créateur chez Chagall qui se représentait volontiers comme artiste à tête d'âne. Ce tableau voudrait donc dire (parmi d'autres interprétations possibles bien sûr, je n'ai pas la prétention d'épuiser toute la richesse des messages possibles d'un tableau) que l'artiste est celui qui crée les rêves des gens, et que les spectateurs de ses tableaux sont à sa merci, de même que cette femme assoupie sur le dos de cet âne qui l'emmène dans une nuit aux contours infinis, l'aventure éternelle... ce monde construit par le rêve n'est pas une fiction ni une chimère, mais il n'est pas non plus une simple imitation du monde réel : il s'agit d'un monde ouvert par la subjectivité de l'artiste, dans lequel on peut pénétrer, porté par cette subjectivité grâce à l'art...

L'exode
  Mais les couleurs douces s'arrêtent net quand on entre dans l'ère du nazisme. Pour Chagall, Juif, c'est l'exil (en 1937, il y a en Allemagne une exposition appelée "Art dégénéré" sur les artistes indésirables, et trois de ses toiles y sont présentées...). Il se replie en France puis, avec les lois antisémites de 1940, il part pour les Etats-Unis, comme de nombreux intellectuels français. Le monde moderne revit la tragédie biblique de l'exode, et le symbole le plus apte à traduire la souffrance contemporaine est celui de la crucifixion.


Guerre, 1943

Obsession



















  Même à distance, Chagall est conscient des persécutions et des actes de barbarie qui ravagent l'Europe. Ses tableaux deviennent alors hantés par le souffle de flamme qui déferle sur l'Ancien Monde et le morbide, comme une obsession, vient parasiter sa peinture.


  Pendant ce temps, Chagall continue de s'intéresser à la puissance des mythes et à leur potentiel créateur... et il se met à illustrer les Mille et une nuits, dont voilà ci-dessus deux exemples. 

  Personnellement, j'ai eu un énorme coup de coeur sur ces illustrations... je n'ai pas réussi à en trouver davantage sur Internet, mais n'hésitez pas à en chercher si jamais leur onirique et mystérieux style vous ensorcelle comme moi !

L'âme de la ville, Chagall
  La guerre est proche de sa fin, et avec la proximité de l'achèvement du cauchemar, le peintre sent renaître en lui un souffle de création et d'énergie qui l'amène vers des sujets moins sombres.

C'est notamment le temps des autoportraits avec mise en abyme du tableau dans le tableau lui-même...

Ici, vous pouvez voir un petit âne bleu qui s'attarde en bas de la toile ; comme d'habitude, l'âne est le symbole du peintre.

Quant au peintre lui-même, il a deux visages, tel le Janus antique : la divinité des portes donc, celui qui a le pouvoir de conduire à des chemins inconnus...





A ma femme, Chagall
  Mais en 1944, alors que la fin de la guerre s'approche et que Chagall sent qu'il peut bientôt retourner à Paris, sa ville de coeur, c'est le drame : sa femme, Bella, meurt. Il est anéanti. S'en suit une période de deux années de deuil durant lesquelles il rendra hommage à sa femme défunte dans de nombreuses peintures, à commencer par celle ci-dessus, où les souvenirs de la vie commune des deux amoureux s'entrechoquent dans le décor, autour de la ligne directrice des deux mariés au milieu du tableau.

"Tout est devenu ténèbres"


Autour d'elle
Le Champ de Mars

  La dernière partie de l'exposition, intitulée "Vers la sérénité", nous fait rencontrer un Chagall de retour en France dont le style s'est cristallisé autour d'une technique de plus en plus particulière et personnelle. La même ambiance surgit souvent dans ses tableaux, et on voit d'ailleurs le même bleu-nuit, presque du bleu Klein, envahir ses peintures...

  C'est peut-être la période qui me plait le plus chez Chagall. C'est là qu'il devient le plus onirique et que l'univers qu'il a inventé prend tout son essor : dans Autour d'elle, vous pouvez voir le garçon en bas à gauche avec la tête littéralement retournée, ce qui n'est évidemment pas physiquement possible (mais en art tout est possible, voyons !) et me rappelle beaucoup les films de Tim Burton... et dans Le Champ de Mars, les figures de femmes sont aussi grandes que la Tour Eiffel.


Les cinq bougies
Le monstre de Notre-Dame

    On voit revenir ce bleu-nuit, encore et encore : la nuit, lieu de tous les possibles.

  Coup de coeur particulier pour Le monstre de Notre-Dame en raison de cette gargouille géante à tête d'âne (donc la figure de l'artiste si vous avez bien retenu) qui surplombe la cathédrale et regarde la ville en souriant, avec la Tour Saint-Jacques et Concorde qui s'enfoncent dans le décor...

Le paysage bleu

  Et j'ai choisi de terminer sur...

  Le paysage bleu, un des derniers tableaux de l'exposition, qui représente un couple d'amants dans la nuit, aux côtés d'une sorte d'oiseau qui revient souvent dans la peinture de Chagall.

  Ce qui me plait surtout dans ce tableau, c'est cette étreinte invisible entre les deux amants : on ne peut discerner que leurs têtes, le reste de leurs corps disparaît sous le manteau de la nuit, comme si elle avalait tout et comme s'ils se fondaient en elle...

  Cette étreinte n'est pas aussi figée que celle des Amoureux en vert, cependant il y a bien quelque chose du même goût ici : la fille regarde dans le vide, dans une direction opposée à celle de son amant, et il la couve des yeux, un sourire en coin aux lèvres... peut-être, dans le cadre d'une thématique apollinarienne (Apollinaire était un proche de Chagall avant de mourir en 1918), pourrait-on parler de cette étreinte comme illustrant "les éternités différentes de l'homme et de la femme"...


En espérant que cette visite virtuelle vous aura plu ! N'oubliez pas, l'expo est au Musée du Luxembourg, jusqu'au 21 Juillet...
Alacris

6 commentaires:

  1. Je redécouvre l'exposition et apprend tellement de choses avec tes articles. C'est génial !
    Perso, je ne me sentais pas capable de faire un compte-rendu sur cette expo, même si j'ai bien aimé, je n'ai pas eu de déclic incroyable xD
    Bref, ce que tu dis est très passionnant ! J'aime beaucoup tes interprétations, surtout celles qui sont liées aux sujets oniriques ^^ et aussi celle pour Les Amoureux en Vert, je n'avais pas repéré tout ça en regardant le tableau, mais maintenant que tu le dis, c'est pertinent !

    C'est fascinant de voir à quel point la littérature et la peinture sont proches. Ce n'est pas le même support, ni la même façon de procéder, mais il y a un petit quelque chose "d'instinct créateur" qui est similaire.

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    1. Le fascicule qu'on a eu lors de la visite m'a un peu aidée à me remémorer quelques grandes lignes ! Et puis, bah, en fait, au début, je ne pensais pas du tout faire un article aussi long xD ! Simplement, j'avais noté beaucoup de titres de tableaux, alors je les ai tous cherchés, et j'avais envie d'en garder beaucoup pour mon article... et forcément, à partir du moment où je mets un tableau, je suis obligée de dire quelque chose à son propos, donc ça s'est transformé en énorme article qui m'a pris deux heures et demie (recherche d'images y compris) ! Qu'est-ce que ça va être sur Marie Laurencin... *PEUR* c'est comme si j'avais une double personnalité désireuse de me vider de ma substance vitale ô_ô

      C'est vrai qu'il y a une mince barrière entre littérature et peinture... beaucoup plus mince qu'avec d'autres arts comme le cinéma ou la danse, même s'il y a des cas qui prouvent le contraire (Cocteau cinéaste, les ballets sur des contes...). Dans les deux cas, littérature et peinture, le geste est souvent celui de prendre un pinceau ou une plume, en même temps, c'est peut-être pour ça...

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  2. Waouh ! J'ai vu cette exposition au mois d'avril, et elle m'avait particulièrement plu. Cela dit, avec ton article, j'en apprends davantage sur ce que j'ai vu.
    J'ai particulièrement aimé les hommages à sa femme et la fin de l'exposition, et j'aime beaucoup le bleu qui règne sur la plupart de ses tableaux.
    On en apprend tellement avec un tableau de Chagall, c'est ça qui est magnifique.
    Mon tableau préféré reste sans aucun doute "Le Songe d'une nuit d'été", mais il y en a d'autres qui m'ont énormément plus, certains devant lesquels je suis restée longtemps (quitte à me faire bousculer de tous les côtés, parce que Chagall à 11h du mat' un vendredi matin, on dirait pas, mais c'est BLINDE !).
    Bref, moi aussi je recommande cette exposition sans hésiter :D

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    1. Contente d'avoir pu te faire revivre l'expo avec mon article :D c'est en effet une très belle expo ; même pour moi dont Chagall ne compte pas parmi les maîtres absolus, ça a été un superbe moment, donc pour les fans de Chagall, j'imagine le bonheur...

      Le Songe d'une nuit d'été compte parmi mes préférés aussi :) avec les illustrations des Mille et une nuits, A ma femme, Le Monstre de Notre-Dame, et Le paysage bleu ^_^ (et effectivement c'est blindé... on y est allé un mardi après-midi et c'était pareil ! pas trop la queue pour rentrer cela dit, mais vu qu'à l'intérieur les couloirs sont étroits, on se bouscule pas mal).

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  3. Je me suis régalée avec ta visite virtuelle de cette expo ! Je vais profiter du mois de juillet pour y aller. J'avoue que j'ai un peu de mal avec la peinture contemporaine, c'est pour ça que j'avais des réticences à y aller mais, après le conseil d'une amie en Histoire de l'Art et ton magnifique billet, je vais y aller, c'est sûr ! Tous les tableaux que tu montres et que tu cites sont de vraies invitations au voyage. Je suis enchantée par ce bleu, par cet onirisme et même les tableaux bibliques sont très beaux. Ce que tu dis du "Paysage bleu", mon préféré avec les tableaux des "Mille et une nuits",est splendide. Bref, très beau travail de compte rendu, tu as dû y passé assez de temps alors bravo !

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    1. Haha, je vois que je ne suis pas la seule à avoir été conquise par ce bleu : on n'y résiste pas !

      Tu devrais te régaler encore plus avec l'expo, surtout pour les esquisses des Mille et une nuits, car je n'en ai trouvé que deux sur internet (et une troisième avec un gros logo dessus), malheureusement, mais à l'expo il y en avait huit, toutes plus enchanteresses les unes que les autres...

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«Il faut tout dire. La première des libertés est la liberté de tout dire»
Maurice Blanchot

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