(Image venant de cette magnifique galerie sur DeviantArt : M0THart)
Oyé, Oyé !
On m'a parlé d'une pratique qui se faisait beaucoup ici, sur la sphère des blogueurs-lecteurs : la rubrique "C'est lundi, que lisez-vous ?"
Alors, comme je viens de lire un petit essai de Virginia Woolf (une perle appelée Modern Fiction) et qu'on est dimanche soir, je me suis dit que... un peu d'avance sur son programme ne faisait de mal à personne.
Virginia Woolf, 1882-1941
Un peu de contexte : Essai publié en 1919 par V. Woolf, actuellement la plus célèbre de tous les écrivains féminins reconnus comme "traditionnels" de Grande-Bretagne. En 1919, Woolf avait encore publié très peu d'écrits : pas de Mrs Dalloway, pas de The Waves, pas de To the Lighthouse, pas d'Orlando... mais c'était déjà une critique à la plume acérée et très "witty" (pleine d'esprit) comme diraient nos amis les Anglais...
Le contenu de ce bref essai de 10 pages, mais rempli d'idées intéressantes : la fiction en prose (surtout le roman) s'est-elle améliorée depuis ses débuts ? On ne peut pas comparer le progrès industriel à un potentiel progrès littéraire. En même temps, le roman moderne est plus "true to life", plus authentique que les anciennes formes de roman. Woolf observe ensuite les exemples de quelques romanciers connus de son temps (aujourd'hui tombés dans l'oubli) qu'elle appelle "matérialistes", en ceci que dans leur oeuvre tout est réglé au détail près afin d'imiter la vie de tous les jours et les particularités de leur époque, et qu'ils se croient obligés de mettre dans leur oeuvre de la tragédie, de la comédie, un peu de romance, et un air de probabilité qui enveloppe le tout. Mais les romans, pour imiter la vie, doivent-ils être ainsi ?
Car la vie n'est pas ainsi. La vie est une myriade constante d'impressions multiples, notre perception n'est pas réglée minutieusement comme les romans médiocres que Woolf vient d'évoquer. La vie n'est pas faite d'une série de lampes organisées de façon symétrique, mais elle est entourée d'un halo lumineux, insaisissable, qui nous enveloppe du début à la fin. Le romancier ne doit donc pas mettre de l'ordre là où l'impression originelle est faite de désordre : c'est trahir l'impression, et donc trahir la vie.
Après, Woolf s'engage dans une critique élogieuse des écrits de James Joyce (le rapport entre Woolf et Joyce est assez problématique, elle le voyait comme un rival mais en même temps parfois elle lui jetait quelques fleurs). Elle qualifie Joyce de spirituel par opposition aux matérialistes évoqués plus haut. Dans ses écrits, Joyce dévoile l'aspect vacillant, clignotant de la pensée, et ainsi chez lui on peut trouver la vie en elle-même. C'est pourquoi on peut qualifier ses écrits les plus soignés (The Portrait of the Artist as a young man, Ulysses, Finnegans Wake) de chef-d'oeuvres. Après quoi, Woolf se demande si c'est la méthode qui restreint le pouvoir créatif, puisque trop d'organisation peut amener à altérer la sensation première. Mais elle conclut la première partie de l'essai en disant que non : toute méthode qui exprime ce qu'on souhaite exprimer en tant qu'auteur est bonne, et toute méthode qui nous rapproche de l'intention de l'auteur est bonne si nous sommes un lecteur.
Dans la deuxième partie (très brève, une ou deux pages), Woolf se penche sur une nouvelle de Tchekov et admire le fait qu'il fasse porter l'attention sur des détails absolument inattendus dans son récit, ce qui traduit le caractère unique de la "vision" de Tchekov, et fait donc de lui un auteur à la technique révolutionnaire. Woolf déplore alors que les romanciers russes de son temps soient très supérieurs aux auteurs britanniques, puis elle se reprend et résout le problème en disant que les Russes et les Anglais ont des sensibilités, des perceptions différentes, et qu'en quelque sorte elles se complètent.
Elle finit son essai en disant qu'il n'y a pas de sujet propre à la fiction qui soit prédéterminé : tout sentiment, toute pensée peut être le sujet d'une fiction, et aucune perception n'est bonne à laisser. Tout est matière à fiction.
Quelques citations en vrac, en version originale car je n'ai pas pu trouver de traduction, et puis de toute manière j'ai traduit dans cet article de nombreuses expressions de l'essai :
Nicole Kidman dans le rôle de Virginia Woolf dans The Hours, de Stephen Daldry, 2011) |
♥ "It is doubtful whether in the course of the centuries, though we have learnt much about making machines, we have learnt anything about making literature"
♥ "[a materialist writer] takes too much delight in the solidity of his fabric"
♥ "Life is not a series of gig lamps symmetrically arranged; life is a luminous halo, a semi-transparent envelope surrounding us from the beginning of consciousness to the end. Is it not the task of the novelist to convey this varying, this unknown and uncircumscribed spirit, whatever aberration or complexity it may display, with as little mixture of the alien and external as possible?"
♥ "In contrast with those whom we have called materialists, Mr. Joyce is spiritual; he is concerned at all costs to reveal the flickerings of that innermost flame which flashes its messages through the brain. [...] If we want life itself, here surely we have it"
♥ "Any method is right, every method is right, that expresses what we wish to express, if we are writers; that brings us closer to the novelist's intention if we are readers"
♥ ""The proper stuff of fiction" does not exist; everything is the proper stuff of fiction, every feeling, every thought; every quality of brain and spirit is drawn upon; no perception comes amiss"
En espérant que cet article vous plaira !
J'y ai mis du coeur, mine de rien ça demande de la synthèse... ENJOY !
Alacris.