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samedi 28 décembre 2013

Un jour, j'habiterai dans une librairie (qu'on se le dise)



 Dernier article de l'année 2013 : je pars au ski pour une semaine en Haute-Savoie aujourd'hui même, et je n'aurai fort probablement pas de wifi là où je vais, donc je pense qu'on peut décréter sans s'aventurer sur des terrains très dangereux que ceci est bel et bien le dernier article de cette année. Pour fêter ça (non pas qu'il y ait vraiment quoi que ce soit à fêter mais enfin bon zut), je vous propose un article bordélique comme je les affectionne tant, avec des achats livresques et de tout et de rien.

Tout d'abord, j'ai fait une petite virée à Book-Off il y a peu, et voilà ce que j'y ai trouvé :

  - Les jours fragiles de Philippe Besson. Je n'ai toujours pas lu cet auteur, j'ai également acheté En l'absence des hommes de lui il y a peu, que je n'ai pas encore lu, mais je fais confiance au jugement de Jamestine qui lui a fait une campagne de pub des plus efficaces. Donc même si ce n'est pas forcément pour tout de suite, je sais que je vais lire cet auteur, et quelque chose me dit que je vais beaucoup apprécier découvrir son écriture.

  - Balzac et la Petite Tailleuse chinoise de Dai Sijie, parce que je l'ai lu cet été : il était dans la bibli de la maison que ma famille avait louée pour les vacances, ça m'a interpellée, donc je me suis servie. C'était une très belle découverte, et je tenais à l'avoir dans ma bibliothèque.




  Les tomes 1, 2, 3, et 5 de Black Cat, mon manga préféré. Je possède très peu de mangas : à peu près deux tomes de Nana et de God Child à tout casser, plus les trois tomes de Gate 7 que Matilda m'a offerts (en revanche, j'ai tous les épisodes de Bleach, Naruto, Canaan, Gravitation, Attack on Titan... mais pour ce qui est mangas papier, j'emprunte aux amis en général). Mais en les voyant à un prix si bas à Book-off, je me suis dit que quand même, ce serait bien d'avoir la collection de mon manga favori. Donc voilà, je viens de commencer ma collection !

Par ailleurs, petite virée à Gibert Langues, où j'ai trouvé...


  - Une petite anthologie des poèmes de Coleridge en édition bilingue, que j'avais déjà failli m'offrir auparavant. Etudier The Rime of the Ancient Mariner, Fears in Solitude et Kubla Khan dans un cours m'a décidée à en faire l'acquisition. C'est un ouvrage agréable ; on ne crache jamais sur une édition bilingue pour la poésie romantique anglaise, et puis c'est un bon livre pour démarrer avec Coleridge : suffisamment complet pour avoir du choix et les oeuvres majeures de l'auteur à sa disposition, mais suffisamment sélectif pour ne pas être perdu. Et puis c'est une édition poche, donc c'est pratique. L'édition Norton des oeuvres complètes de Coleridge est superbe et à l'avenir, j'aimerais me l'offrir, mais je ne l'ai pas vue en librairie et pour l'instant j'en suis encore aux textes les plus connus, donc les oeuvres complètes viendront quand j'aurai véritablement le temps et l'envie de les aborder.

  - Une sélection de poèmes de Sylvia Plath faite par Ted Hughes. Ca faisait un moment que je voulais acheter un recueil de poèmes de Sylvia Plath, mais j'avais toujours trouvé des sélections assez maigres dans des éditions assez chères, et là j'ai été très contente de trouver cette sélection chez Faber & Faber à 7 euros et quelque, donc je n'ai pas hésité. J'admire énormément le poète Ted Hughes, auquel elle a été mariée (avant de se suicider), et la poésie de Sylvia Plath me plait également. C'est amusant, parce que parfois ses poèmes me parlent énormément et j'ai littéralement le coup de foudre pour eux, comme ça a été le cas avec "Daddy" et "Mad Girl's Love Song", mais d'autres, plus hermétiques et elliptiques, me laissent perplexe. C'est un peu au hasard que ça marche. Il faut dire que sa poésie n'est pas des plus faciles à apprécier ; on ne la lit pas comme on lit un poème lyrique ou épique, on ne la lit pas comme on lit un sonnet... elle échappe à un peu toutes les catégories, avec son ton parfois de conteuse, parfois de conversation, mais toujours tranchant et ironique. Je vous conseille vraiment "Daddy" si vous avez deux minutes pour découvrir un très beau poème ; c'est une sorte de monologue dramatique dans lequel elle se met dans la peau de la fille d'un fonctionnaire nazi. De la poésie violente au lecteur, mais si la poésie qu'on lit ne nous fait pas violence, mérite-t-elle vraiment le nom de poésie ?


  Deux ouvrages de l'anthropologue américain Edward T. Hall, Le langage silencieux et La dimensions cachée, que j'ai présentés au cours d'un exposé à mon cours de FLE. C'était intéressant, cela dit très marqué historiquement parlant : on sent l'Américain upper middle-class des années 50 qui prône le relativisme culturel, assure qu'aucune culture n'est supérieure à une autre, et que ce que nous assimilons à des manques de civilisation chez d'autres peuples est en fait le reflet d'une différence cruciale de perception qui n'implique en rien un rapport de supériorité / infériorité... mais qui en même temps, est prisonnier de pas mal de préjugés culturels et raisonne beaucoup en termes de l'Occidental vs l'Oriental. Donc bref, c'était révolutionnaire dans les années 50, mais maintenant, ce sont des idées assez communément admises, du moins parmi les gens qui s'intéressent un minimum à l'interculturel (et qui ne sont pas racistes, j'imagine que c'est bon de le préciser). L'idée générale, c'est que la culture dans laquelle nous sommes nés façonne notre perception et nous fait penser et évoluer dans un système idéologique précis. Il y avait des réflexions très intéressantes sur la manière dont les différents peuples envisagent le temps et l'espace. Les deux tomes se recoupaient pas mal, donc si vous voulez en lire un des deux, je vous recommande Le langage silencieux.

  Voilà donc pour mes derniers achats livresques en date.

  Sinon, je suis allée voir Don Jon hier avec ma meilleure amie : on cherchait un film assez court à aller voir (donc exit Le Hobbit et Le loup de Wall Street, qui nous faisaient pourtant de l'oeil), alors on s'est décidé pour Don Jon, qui nous intriguait parce qu'il a été écrit et réalisé par Joseph Gordon-Levitt lui-même, qui a le rôle du protagoniste.

  Eh bien, c'était un bon film ! Je vous raconte un peu le pitch : Jon est un Dom Juan moderne, il obtient toutes les nanas qu'il veut, mais... rien à faire, il est accro au porno (en mode junkie). En fait, il est tout aussi accro au porno que les filles autour de lui sont accros aux comédies romantiques hollywoodiennes complètement irréalistes, ce qui évidemment produit des attentes différentes dans les relations. C'est traité avec beaucoup d'humour, on a vraiment bien rigolé, mais j'ai surtout trouvé que c'était très juste par rapport aux relations de nos jours et à ce qu'une fille attend d'un mec dans une relation par rapport à ce qu'un mec attend d'une fille : Scarlett Johansson joue une espèce de biatch au cerveau ramolli par les films à l'eau de rose qui hurle au scandale dès qu'elle entend parler de porno et vit le sexe comme quelque chose de complètement éthéré (bref, comme dans un film pour nanas), ce qui évidemment, conduit les mecs à se rabattre d'autant plus sur les fantasmes qu'ils ne peuvent pas assouvir avec les princesses qui ne jurent que par les codes sociaux. Dans tout ça il y a le rôle de Julianne Moore, qui est géniale (comme d'habitude), qui crée des rebondissements dont je ne vous dévoile pas plus.

  Donc en résumé, un film qui peut avoir l'air "bête" quand on s'arrête à l'affiche, mais qui est à mourir de rire (surtout les confessions à l'église, hilarantes), et qui offre un traitement très intéressant de quelque chose de tabou dans nos sociétés. Et ça a le mérite de faire sortir le spectateur de la salle à la fin de la séance moins désespéré qu'après avoir vu Shame (avec Michael Fassbender), un superbe film qui traite un peu les mêmes thèmes mais d'une façon beaucoup plus grave et angoissante.

Joyeuses fêtes, et à bientôt !
Alacris

jeudi 26 décembre 2013

Récit d'expo : Désirs et Volupté à l'époque victorienne (Musée Jacquemart-André)

Les Roses d'Héliogabale, 1888


  Voilà un compte-rendu au sujet d'une expo dont ma visite commence à dater (hum, deux mois, j'ai rarement pris autant de retard à écrire un article), mais heureusement, ma mémoire en est encore assez fraîche. De plus, j'ai eu quelques coups de coeur assez notables à Désirs et Volupté à l'époque victorienne (malgré la foule qui était présente, et ce dès dix heures et demie du matin en ayant réservé les places... il faut dire que la visite des expos temporaires du Musée Jacquemart-André se fait à travers une série de petites salles, or si cette disposition permet de donner une ambiance différente à chaque nouvelle salle et de créer une atmosphère particulière "coupée" du reste à chaque fois, ça devient gênant pour apprécier les tableaux quand on est ne serait-ce que sept ou huit dedans). Description assez succincte des tableaux qui plus est, et audioguides aux informations un peu maigres, donc disons qu'heureusement que le musée est beau et que les tableaux présents dans l'exposition l'étaient aussi.

  Pour commencer ce compte-rendu, j'ai décidé d'ouvrir l'article sur un tableau qui avait l'une des places d'honneur dans l'expo (il en existe d'ailleurs une affiche très bien agencée si ça vous intéresse, disponible en boutique) : Les Roses d'Héliogabale, d'Alma-Tadema. Cette scène tirée de l'Antiquité romaine au niveau de sa décadence, derrière son aspect joyeux de ronde parmi les pétales de rose, s'apparente plutôt à une danse macabre : le jeune empereur Héliogabale, extravagant s'il en est, avait caché une grande quantité de pétales de violettes (et non de roses, mais les roses rendent si bien sur le tableau) au-dessus d'un toit réversible. Alors que ses courtisans étaient ivres, il donna l'ordre que le toit s'ouvre, et les pétales tombèrent sur les courtisans, qui périrent étouffés par les fleurs. Vous pouvez voir Héliogabale allongé dans la partie supérieure gauche du tableau, vêtu d'une toge dorée, regardant avec indifférence le carnage. Ce qui m'a intéressée surtout dans ce tableau, c'est d'une part le sens du détail, l'attention portée à la texture, mais aussi le caractère ambigu de la scène : les courtisans ne soupçonnent pas qu'ils sont en train d'être assassinés, et ils prennent ce flot de fleurs comme un amusement de plus. Alors que la scène montre un niveau de raffinement qui va jusqu'au luxe (abhorré par les Romains, qui détestent l'otium, autrement dit le temps passé à ne rien faire, le loisir inutile qui donne lieu à toutes les corruptions de l'esprit et dont ils gardent un très mauvais souvenir avec Néron), ce luxe même est reflet de la barbarie des mœurs.

L'exposition s'ouvre donc sur le goût pour les histoires antiques, surtout celles qui respirent un certain exotisme - l'orientalisme est encore très influent.

La Reine Esther, 1878 Edwin L. Long

Ce tableau, à nouveau, présente une scène qui se réfère à une possible mort prochaine : la reine Esther, au regard grave et résolu, s'apprête à se présenter au roi Xerxès Ier son époux afin de sauver son peuple (les Juifs, que le ministre Haman a décidé de faire exterminer), alors qu'elle n'a pas été appelée par lui, ce qui est synonyme de mort.

  Le voile dont l'une de ses servantes la revêt a presque l'air d'un linceul mortuaire ; l'héroïne, après un jeûne de trois jours, rassemble son courage tout en se préparant à affronter les conséquences d'un acte qui n'a même pas encore eu lieu mais qui risque de lui être fatal.

  L'histoire se clôt sur une note un peu plus porteuse d'espoir : elle avoue à son époux qu'elle est juive ; elle obtient de lui qu'il ordonne que les Juifs aient le droit de se défendre lorsqu'ils seront attaqués, les sauvant ainsi de la mort, et le premier ministre est puni pour les torts qu'il a causés. Esther est donc vue comme une héroïne du peuple hébreu.


L'île de Rhodes, vue d'une baie - 1867

  Un tableau de Lord Leighton à présent, L'île de Rhodes, vue d'une baie, au plus proche de ce qu'on peut trouver dans les courants artistiques français contemporains de "L'Art pour l'Art". Les grands thèmes classiques, le traitement de la lumière, et l'attention portée à l'horizon sont cruciaux. On trouve aussi chez ce peintre une extraordinaire recherche de beauté formelle, très visible dans...

Jeunes filles grecques ramassant des galets au bord de la mer

  Ce tableau, Jeunes filles grecques ramassant des galets au bord de la mer, qui fige un instant de beauté sur la toile. Les jeunes filles correspondent toutes au modèle de beauté grec, avec leur traits droits, leurs pieds délicats, leur souplesse, leurs courbes bien dessinées... l'esthétique décorative apparaît ici dans toute sa force, avec des coloris doux et un "rythme dansant" (pour reprendre les mots de l'audioguide, je trouve que c'est une belle image en effet, et tout à fait juste). On sent les tissus se mouvoir sous l'action du vent, tout en étant capturés dans une chorégraphie statique par le pinceau du maître.


Le Quatuor, 1868
  Le Quatuor à présent, d'Albert J. Moore. Un tableau qui me plait d'une part parce qu'il ne présente pas uniquement des femmes comme objet d'esthétique absolue, mais des hommes aussi ; et pour une fois ce sont les hommes qui sont de face, objet du spectacle, et les femmes qui sont de dos, plus impersonnelles - spectatrices donc, comme n'importe qui qui regarde ce tableau. Malgré les courbures parfaites des trois femmes présentes dans le tableau, et l'uniformité de leurs toges et de leurs coiffures (sans parler du désir que ces corps nus à peine cachés par les voiles dont ils sont recouverts suscitent), la femme ici n'est pas idéalisée à outrance, et on ne lui impose pas un modèle de beauté. A la place, elle obtient la liberté de pouvoir se poser en tant que spectatrice... et observer l'homme, pris dans un modèle de beauté androgyne.
  Autre chose qui m'amuse dans ce tableau : la scène est clairement issue de l'Antiquité grecque quand on regarde les modèles de beauté et la façon dont les personnages sont vêtus, mais les instruments dont ils jouent sont... modernes ! Des violons et des violoncelles. Un hymne à l'art intemporel de la musique, j'imagine.

Le Sommeil, 1892

Le Sommeil, 1892 - Simeon Solomon

  Un dessin à la sanguine que j'avais envie de partager ici, car il me semble que c'est l'une des seules oeuvres de ce type qui était présente à l'expo ; en tout cas, c'est la seule que j'ai réussi à retrouver grâce à ce merveilleux outil qu'est Google Images, armée du titre, du nom du peintre, et de la date de réalisation.

  La simplicité du dessin, réduit à son architecture basique, lui donne toute sa beauté. La douceur du trait, le fait qu'une seule couleur soit présente apporte une certaine lumière apaisante à l'oeuvre, qui fait qu'elle semble baigner dans le calme, tout comme la femme endormie représentée...





Pygmalion ou les désirs du coeur, 1871
  Un de mes coups de coeur : Pygmalion ou les désirs du coeur, 1871, de Burne Jones (aquarelle et encre).

  Le mythe de Pygmalion est l'un de mes mythes préférés : c'est l'histoire de ce fameux sculpteur qui, épris de beauté et ne s'intéressant pas aux femmes qui l'entourent, a créé une statue parfaite de femme, Galatée. Aphrodite, admirative devant la beauté de sa statue, et le prenant de pitié de voir qu'il était si malheureux d'être tombé amoureux d'une substance sans essence, donna vie au marbre, si bien que Galatée devint une femme).

  C'est donc, d'une certaine manière, le mythe de comment l'inspiration de l'artiste le pousse vers la création, et comment la création artistique prend vie.

Ca me rappelle d'ailleurs ces quelques vers de Théophile Gautier, à peu près contemporains (et bien sûr, inscrits dans le mouvement dont on se rappelle comme l'Art pour l'Art) :

"Sculpte, lime, cisèle ;
Que ton rêve flottant
Se scelle
Dans le bloc résistant !"


  Ce qui m'intrigue dans ce tableau (outre le caractère éminemment romantique que prend la figure de Pygmalion, dans une posture de réflexion), c'est que les deux jeunes femmes qui passent à gauche et le regardent depuis l'extérieur de son atelier semblent infiniment moins réelles que les statues sur la droite, qui elles, appartiennent à l'espace de l'atelier donc au monde de Pygmalion, qui sont en supériorité numéraire, et qui sont animées par des jeux d'ombre qui leur donnent plus de relief. La création artistique est donc bien supérieur à la vie commune de tous les jours, qui n'a aucune saveur sans un surplus d'art. Mais le tableau nous met également en garde contre ce genre de réflexion : si le monde factice de Pygmalion se suffit à lui-même, il se trouve néanmoins dans l'obscurité et est vêtu de noir, la couleur du deuil. Le chemin que prend l'artiste est donc sans retour : à partir du moment où on se dédie à la vie artistique, on est en deuil du monde, de la vie qu'on aurait pu avoir.

La Mer enchantée, 1899

  Et on continue sur... un autre de mes coups de cœur, en entamant le chapitre : LA FEMME FATALE, avec La Mer enchantée de Henry Payne. Quoi de mieux pour commencer ce nouveau volet, qu'une enchanteresse ? Je ne me souviens malheureusement plus de tous les détails qui entourent le mythe à l'origine de ce tableau, mais de ce que j'en ai retenu, le sujet est tiré du conte "The shaving of Shagpat" de George Meredith ; la femme dans le coquillage est une enchanteresse qui prend la fuite, et elle a ensorcelé les hommes présents sur les bateaux afin de pouvoir prendre la poudre d'escampette. Des cadavres l'accompagnent, flottant à ses côtés ; un aigle également s'est posé près d'elle, qui signale la présence du héros non loin (il a réussi à s'accrocher au coquillage et la suit à son insu, alors qu'elle ne veut pas être poursuivie). L'absence de perspective, les échos de couleur de la peinture lui donnent un aspect médiéval (d'autant plus que la coiffe de l'enchanteresse vient de la tradition gothique hollandaise), et l'apparentent à l'art du vitrail.


Le Philtre d'amour, 1907
La boule de cristal, 1902

  Deux tableaux de Waterhouse que j'ai beaucoup appréciés, toujours autour du thème de la femme fatale, cette fois-ci sous les traits de l'empoisonneuse et de la sorcière. Si la femme est cruelle, ce n'est pas tant par dangerosité innée, mais parce qu'elle a d'abord été elle-même victime d'un sort ou d'un rejet amoureux. D'abord victime, elle devient donc à son tour bourreau.

  Le Philtre d'amour était présent à l'exposition sous une forme plus élaborée je crois, mais je ne suis pas parvenue à en retrouver l'image. Cette version-là me plait aussi d'ailleurs, d'autant plus qu'elle présent un aspect un peu expressionniste qui me plait ; à certaines égards, on dirait presque une gravure de Munch (en plus net).

  La boule de cristal présente une femme du même acabit que celle du Philtre d'amour : menton affirmé, teint blanc, joues rosées, petites lèvres, coiffures sophistiquées, cheveux sombres, regard concentré, calme apparent mais bouillonnement maléfique intérieur... dans les deux cas, la femme est solitaire ; elle l'est même dangereusement dans La boule de cristal car, tenant ainsi cette boule, elle semble contrôler un monde miniature à l'intérieur, ce qui la pose dans une position divine... ou plutôt démoniaque. le grimoire ouverte sur la table, le crâne, la baguette magique, les motifs de serpents sur sa robe : tout indique qu'elle est maléfique, malgré son aspect séducteur. La force érotique qui s'en dégage n'en est que plus destructrice.


La Couronne de l'amour, 1875
  On aborde maintenant le rayon Millais, dont ce tableau sera malheureusement le seul exemple dans cet article (mais il y a de fortes chances que vous entendiez parler de Millais à nouveau sur Saturations à l'avenir, surtout si je fais un article détaillé sur la série Desperate Romantics)

  La Couronne de l'amour, peinture à l'huile, présente la scène cruciale d'un poème de George Meredith (The Crown of Love) dans lequel un homme du peuple, afin d'obtenir le droit d'épouser une princesse dont il est tombé amoureux, s'est engagé à la porter jusqu'au sommet d'une montagne. Il est robuste, et normalement cette tâche, bien qu'impressionnante, ne devrait pas lui poser problème ; cependant une tempête se déclenche pendant l'ascension... je ne vous raconte pas la fin.

C'est amusant car ce tableau, bien que dépeignant un acte de bravoure et de dévotion, présente quelques indices qui pourraient inviter le spectateur à le regarder comme une scène de rapt. Les cheveux relâchés de la princesse, volant au vent, sont contraires à la décence courtoise, et donnent une allure sauvage à la scène, qui s'assombrit à mesure que la tempête se rapproche... le souci de réalisme et le goût des détails minutieux ressortent dans la peinture de l'horizon mais également des rochers escarpés, reflet du sort qui attend le jeune homme trop audacieux.


Elaine, 1891

  Ce tableau de John Strudwick, Elaine, se plonge dans l'univers des légendes arthuriennes et montre le personnage éponyme qui contemple le bouclier de Lancelot, qui le lui a confié afin de participer à un tournoi sans révéler son identité.

  Lancelot l'a abandonnée et, hantée par le souvenir de son amant, Elaine se laisse peu à peu mourir en vivant éternellement son fantasme à travers la nostalgie d'un amour qui est parti. Les vertus sculptées sur le coffre sur lequel est assise Elaine illustrent les vertus qu'elle a abandonnées, notamment les devoirs de maison, dont dans sa douleur elle n'est plus capable de se souvenir. C'est la figure de l'amoureuse romantique par excellence, qui se meurt de chagrin. Les couleurs elles-mêmes semblent abandonner le tableau, car seuls le beige et le marron dominent, avec un peu de bleu délavé et de rose terne ici et là.


Le Temps jadis
  On continue dans la veine des légendes arthuriennes, toujours avec Strudwick, à travers un tableau qui présente de nombreuses ressemblances avec Elaine, ne serait-ce que dans son ambiance et ses couleurs générales, même s'il est tout de même plus coloré et, en apparence, plus joyeux (je dis bien en apparence, car une humeur de nostalgie est bien présente).

  Le Temps jadis représente ma reine Guenièvre (en vert) au temps où elle était heureuse à la cour, jeune épouse d'Arthur... avant qu'elle ne rencontre Lancelot, dont elle tombe follement amoureuse - un mal qui la ronge et qui fait d'elle aussi une figure emblématique du spleen romantique.

  Entourée de ses suivantes, Guenièvre est calme, et lit paisiblement. Les trois figures féminines pourraient presque symboliser les trois Grâces, ou bien des Muses, avec la littérature, la musique...



Au tepidarium, 1913
L'absence fait grandir
l'amour
, 1912

  Deux oeuvres de Godward :

  Au tepidarium, (qui existe dans une version sans tunique d'ailleurs), dans laquelle l'artiste utilise le prétexte de la peinture d'une coutume antique afin de représenter une scène intime de la vie féminine. La femme dont la nudité à demi-cachée n'est que plus désirable apparaît lascive dans sa tunique mouillée.

  L'absence fait grandir l'amour, qui nous met face à face avec un modèle à la beauté classique comme vu précédemment, présente un aspect un peu plus décoratif, mais où le goût d détail joue un grand rôle aussi. Comme dans le cas de Elaine, l'attention est portée sur les méditations de la femme qui se trouve dans une situation d'attente. La femme est peinte dans toute la force de son intimité et l'artiste parvient à atteindre à un point de vue féminin, en s'affranchissant des éternels points de vue masculins sur la femme qui gravitent tellement souvent entre ces deux pôles : la sainte et la prostituée (pour le dire en anglais, the angel in the house & the whore).


Le Chant du Printemps, 1913

  Le Chant du Printemps, de Waterhouse, nous plonge dans une ambiance bien différente. Nous sommes ici dans un cadre naturaliste, probablement l'héritier du "Free Love" movement de la fin du XVIIIe siècle, dont certains pré-Romantiques (tels que ce cher William Blake) étaient adeptes (Blake se baladait notamment nu dans son jardin, et engageait sa femme à en faire de même).

  Un nouveau mythe tiré de l'Antiquité : celui de Proserpine (ou Perséphone), fille de Démeter, dont Hadès s'éprit, si bien qu'il l'enleva mais Démeter, furieuse qu'il lui ait enlevé sa fille sans sa permission, se rendit aux Enfers afin de récupérer Proserpine. Comme Démeter est la déesse de l'agriculture, pendant son absence, la terre était sans récoltes et les hommes mouraient ; Zeus intervint donc et obtint de conclure le marché suivant : Properpine passerait six mois de l'année avec Hadès aux Enfers, et six mois de l'année avec sa mère, sur terre. Les six mois où Proserpine est sur terre correspondent au printemps et à l'été, tandis que lorsqu'elle est forcée de retourner chez Hadès, c'est l'automne et l'hiver. On a donc ici une Proserpine symbole de vie, qui montre fièrement sa poitrine et sa chevelure rousse, qui en fait également une allégorie des Britanniques.



Andromède, 1869
Crenaia
  Deux tableaux qui présentent la nudité de la femme, et deux attitudes différentes dans cette nudité :

  Crenaia, la nymphe de la rivière Dargle, 1880, de Lord Leighton. Le geste pudique de la nymphe, qui l'amène à se replier sur elle-même, dévoile d'autant plus le téton qu'elle pince et fait ressortir. Pudeur véritable, ou pudeur feinte afin de n'être que plus séductrice ? Le regard baissé, la douceur des tons du tableau semblent indiquer une innocence authentique.

  Andromède de Sir Edward Poynter, par contraste, nous saisit par sa violence. Petit rappel sur le mythe d'Andromède : sa mère Cassiopée s'était vantée sur la beauté d'Andromède était égale à celle des Néréides, filles de Poséidon. Pour se venger, ce dernier ordonna qu'elle fût attachée à un rocher, et envoya un monstre marin pour la dévorer. (Mais Persée arriva à temps, la sauva, et l'épousa).
  Le corps nu, tordu par la peur et l'anticipation d'une douleur à venir qui est déjà palpable, apparaît en même temps pris dans une sorte de transe ou d'extase : quand on regarde le visage d'Andromède, son expression est plus qu’ambiguë. Mort / plaisir charnel / petite mort, la frontière est mince. La manière dont le voile qui l'entoure s'élance sous l'effet du vent illustre le transport que connaît le corps de la jeune femme, qui est dépeint comme en proie aux turbulences du désir. C'est aussi la première fois, apparemment, que des poils pubiens apparaissent sur le sexe d'une femme dans la peinture anglaise. Le nu s'affirme donc dans toute sa force, au sein d'une époque victorienne célèbre pour sa prohibition et son emprisonnement de la femme dans des catégories inhumaines. L'art, dans cette société si hostile à la femme, délivre le corps féminin et rend hommage à sa splendeur.

La joueuse de saz, 1903

  Et je clos cet article sur La joueuse de saz de William C. Wontner, un tableau qui une fois de plus présente la femme comme maîtresse d'un décor intérieur aménagé avec goût. La musique est là aussi au rendez-vous, ainsi que les bijoux et une tenue d'intérieur, qui révèle le corps plus qu'elle ne le dissimule. Le tout reflète une scène intime, ensorcelante sinon lascive : les pieds nus de la femme sont visibles, et ses doigts caressent les cordes du saz tandis qu'elle adresse une moue badine au peintre, tout en jouant sur l'intensité du regard.


  En résumé : une belle exposition, qu'il faut vous hâter d'aller voir avant qu'elle ne ferme. Les visions de la femme qu'elle propose sont très intéressantes, et changent un peu de ce qu'on a l'habitude de voir en esquissant l'ébauche d'une féminité alternative, plus émancipée, plus joueuse, mais sans tout à fait être la féminité de la débauchée - bref, c'est la féminité de l'entre-deux et non du cliché. C'est également une belle introduction à la peintre des Préraphaélites pour ceux qui seraient charmé par cette école de peinture.
 
  Pensée pour Matilda, Jamestine, Grazyel et Alexandra avec qui je suis allée voir cette expo.