|
Holden Caulfield |
Ca fait un petit moment que je laisse certains d'entre vous sur leur faim en clamant sans me justifier en plus de trois lignes que la traduction française de The Catcher in the Rye (ou l'Attrape-coeurs... titre qui lui, au moins, rend bien en français) est tout au mieux moyenne, et qu'elle doit être à l'origine de leur manque d'intérêt, voire de leur dégoût pour ce roman. Je me suis dit qu'il était temps de m'expliquer un peu plus.
J'ai été surprise de remarquer en me promenant sur la blogo, à quel point vous étiez nombreux à ne pas avoir aimé The Catcher in the Rye. Je ne prétends pas que cet article vous fera changer d'avis : même si j'aime profondément ce livre, je respecte vos avis, je comprends les raisons pour lesquelles on peut ne pas l'aimer, et surtout, une mauvaise traduction n'est pas la seule raison pour laquelle on peut ne pas l'aimer ! Certains lecteurs sont juste agacés par Holden, d'autres trouveront que ça manque d'action, d'autres encore pourront penser que ce livre est vain et que les quelques faibles messages qu'il peut porter sont désuets ou qu'ils ne valent pas la peine d'écrire 277 pages, ou qu'ils sont mieux retranscrits dans tel autre bouquin... bref, un tas de raisons pour lesquelles The Catcher in the Rye peut déplaire. Mais si je prends la peine d'écrire cet article, c'est parce qu'il m'a semblé que dans pas mal de cas, c'était une mauvaise traduction qui avait faussé la lecture. Là-dessus, je ne vais pas être d'un très grand secours : à mon avis, il ne peut pas y avoir de bonne traduction pour ce livre. C'est prétentieux dit comme ça, et je ne suis pas moi-même traductrice professionnelle donc en un sens, ce n'est pas à moi de juger de ça, de plus que des traducteurs ont dû s'arracher les cheveux sur ce roman pour produire une traduction qu'ils estimaient honorable et ce n'est pas très respectueux de ma part de piétiner leurs efforts en tranchant que ce roman est impossible à traduire, mais c'est un sentiment que j'ai eu pendant ma lecture (en VO), et les réactions des gens qui l'ont lu en VF n'ont fait que confirmer mes craintes : toute traduction est en un sens une trahison, mais une trahison peut réussir à être fidèle... dans le cas de The Catcher in the Rye, même une traduction qui tente d'être fidèle est une déformation totale.
Histoire de donner un côté ludique à la chose (on espère toujours), je vais répartir ça en quelques points (et non, ceci ne sera pas en trois-parties-trois-sous-parties, mais en quatre parties très inégales, n'en déplaise à la vieille rhétorique).
Pourquoi donc lire The Catcher in the Rye en VO ?
1. Tous les gens que je connais qui l'ont lu en anglais l'ont adoré, et (presque) tous les gens que je connais qui l'ont lu en français l'ont détesté.
Bon, vous me direz : tout le monde dans les pays anglophones n'adore pas ce roman, donc clairement, il y a une question de goût qui joue. Oui, je suis d'accord avec vous : on peut n'être pas réceptif aux thèmes du roman, trouver qu'il manque de substance, qu'il n'est pas original, qu'il ne mène à rien, etc. Mais ce qui m'a étonnée, c'est que des gens dont je connais les goûts aient détesté ce roman, alors que vu ce qu'ils lisent et aiment à côté, ce n'est pas cohérent que
The Catcher in the Rye leur déplaise. Le côté ado rebelle qui envoie bouler le monde entier, qui refuse de grandir parce qu'il a un complexe de Peter Pan qui le rend progressivement étranger à tout ce qui l'entoure, et qui se réfugie dans la solitude, théoriquement, c'est le genre qui plaît aux solitaires pas très bien dans leur peau qui nourrissent à l'égard de ce qui les entoure un sentiment de colère refoulée. Il n'y a pas que ça dans le roman, et on peut à la fois être solitaire et détester Holden parce que Holden s'enfonce tout seul et qu'il n'est pas franchement porteur d'espoir pour quelqu'un qui a envie d'entendre que oui, un jour, les exclus, les
weirdos, les gens qui se sentent différents, nés dans la mauvaise époque, le mauvais endroit (bref tout ce que vous voulez), trouveront un moyen de se réintégrer et que ça va aller mieux avec l'âge, que le lycée n'est qu'une étape dure à passer, et autres - bref, en partie des thèmes avec lesquels
The Perks of being a Wallflower par exemple, a fait un tabac. Mais on peut aussi détester Holden et aimer ce roman.
On n'est pas obligé d'aimer les personnages d'un roman pour aimer ledit roman ; certes aujourd'hui on est complètement influencé par les rayons qui rivalisent de héros auxquels nous, lecteurs, puissions nous identifier, ou que nous puissions admirer etc, mais selon moi un grand pas en avant dans la lecture, c'est d'apprendre à aimer un roman dont on n'aime pas les personnages. Parce que c'est là qu'on commence à prêter attention à la trame, aux mots, à la syntaxe, le rythme, la musicalité, et tant d'autres choses magnifiques. Je vous accorde que dans un roman où la voix de Holden occupe tant de place, c'est dur d'apprécier la lecture sans avoir un minimum de sympathie pour Holden. Mais on peut aussi adopter une lecture ironique. On n'est pas obligé d'être un lycéen mal dans sa peau pour aimer The Catcher in the Rye, sinon ce ne serait pas un des plus grands classiques américains du XXe siècle.
2. L'oralité et la vulgarité du texte sont beaucoup plus passe-partout en anglais qu'en français.
Ca, c'est LE point le plus important selon moi. Tout au long de ma lecture, je me disais "Mais bon sang, les traducteurs ont dû devenir dingues sur ce passage, comment ont-ils pu le traduire et restituer la couleur du texte original ?". Et puis j'ai eu ma réponse, quand des lecteurs du roman en VF m'ont cité des expressions qui ont fait se dresser les cheveux sur ma tête : la couleur du texte original a subi une altération, et pas des moindres (je pense notamment,
Matilda, au terme "bigophoner" qui t'avait tellement choquée en français... en traduction de l'expression "give a buzz" en anglais, beaucoup plus proche de "passer un coup" de fil", même s'il faudrait que ce soit plus vulgaire que ça).
Le problème, c'est que la langue que parle Holden Caulfield n'a pas vraiment d'équivalent en français. Holden est un jeune garçon de bonne famille dans les années 50, il a reçu une éducation stricte des milieux privilégiés, ses parents connaissent beaucoup de mondains et fréquentent le beau monde de New York, Holden est excellent en dissertation... bref, il sait parler un très bon anglais.
Et pourtant, il est vulgaire. C'est là que ça se complique.
En français, la discrimination par la syntaxe, la grammaire, etc., est beaucoup plus forte qu'en anglais. Les anglophones ont un autre truc qui leur permet directement de savoir à quelle classe sociale ils ont affaire : l'accent. Je n'irais pas jusqu'à dire que la syntaxe ne compte pas, mais l'anglais est extrêmement plus souple que le français : mettre un "was" après un "you", ou un "were" après un "he" est quelque chose qui se trouve fréquemment, y compris dans des milieux lettrés (si, si), de même qu'oublier de mettre "were" et utiliser à la place "was" dans une formulation hypothétique ou un irréel (ex: "if he was rich, he would buy a house"). "Were" est resté seulement à la première personne du singulier (expression figée "If I were a boy"), tout simplement parce qu'à force de n'être pas respectée, la règle est devenue plus souple, et dire "I wish I was a punk rocker with flowers in my hair" n'est plus une faute (alors que selon les manuels de grammaire, c'en est une).
Bref, j'arrête le jargon, parce qu'à part les étudiants en anglais je vais perdre tout le monde sinon. Ce que je veux dire par là, c'est que le langage de Holden est un mélange bizarrement harmonieux entre un parler des plus corrects et un parler des plus incorrects. Et quand on fait la même chose en français, le mélange n'est pas harmonieux, mais explosif. Ca peut être très beau de traduire ça par un mélange explosif, même si ce n'est pas fidèle à la fluidité, à la "banalité" du texte original. Le souci, c'est quand les traducteurs choisissent d'annuler ce mélange, et de faire en sorte que la vulgarité de Holden... soit une vulgarité du genre à s'écrier "Sapristi !" au lieu de grommeler"Putain de bordel de merde". C'est là qu'on retrouve la discrimination : l'anglais, tout du moins l'américain, est un mélange de cultures, et se définit précisément par ce mélange, ce chaos, ce flux... tandis qu'en français, quelqu'un qui s'exprime mal, qui fait des fautes, est automatiquement catalogué au plus bas de l'échelle sociale. Et comme Holden vient des milieux ultra bourgeois, la vieille traduction des années 60 a estimé qu'on ne pouvait pas le faire parler mal. Ce qui annihile complètement l'originalité de l'oeuvre, qui tourne autour d'une chose avant tout : la VOIX de Holden. D'accord, Holden est un "bourge" qui croit s'encanailler alors qu'il reste très conventionnel, presque conservateur dans ce qu'il fait (dans son rapport aux femmes, à l'argent, aux professeurs, aux gens qu'il déteste...), donc dans une certaine mesure, c'est intéressant de le montrer à travers un langage soutenu, si bien qu'il croit être vulgaire alors qu'il ne l'est pas tellement, et que malgré tous ses efforts il ne parvient pas à échapper au milieu social auquel il appartient. Mais encore une fois, le problème, c'est qu'en VO il
est vulgaire. Et comme si ça ne suffisait pas, ce vulgaire-là est commun en anglais : les "
I swear to God", les "
It killed me", les "
Goddam" les "
It depressed hell out of me" sont oraux et même vulgaires certes, mais ils sont tellement ancrés dans la langue américaine que ça ne choque pas vraiment. Holden parle plus correctement que Debra Morgan dans la série
Dexter !
Donc en fait, on a un problème des plus tortueux : la VO est vulgaire et correcte à la fois, mais le français est obligé d'être soit vulgaire soit correct et choisit d'être correct et c'est une trahison par rapport à la vulgarité de l'oeuvre, mais en fait la vulgarité de l'oeuvre en VO n'est pas si choquante, tandis qu'en français la vulgarité est forcément choquante (y'a qu'à voir les tôles que se sont pris un Céline ou un Sartre dans la gueule, se faisant accuser de n'être pas de véritables écrivains). On pourrait en conclure que du coup, très bien, vu qu'en fait le vulgaire est à peu près correct en VO, on peut traduire directement en langage correct en VF, et que ça revient au même. Sauf qu'en faisant ça, on perd toute la richesse du texte.
3. Donc il n'y a pas d'équivalent langagier exact du parler de The Catcher in the Rye en français.
Pour ce point-là, je vais commencer par vous copier/coller quelque chose que j'avais dit en commentaire sur la chronique du roman, parce qu'en me relisant je trouve que ça synthétise bien mon impression, et sur le moment je venais de finir le bouquin donc ça saisit au mieux mon sentiment à la lecture :
En français, le langage est beaucoup plus discriminatif, et il y a une dichotomie entre les gens qui parlent le "bon français", et les gens qui parlent le "français vulgaire". Ce qui revient à :
- Solution 1) extraire le vulgaire et les fautes de grammaire du discours de Holden et lui donner l'air d'une fils de bonne famille pas révolté du tout.
- Solution 2) utiliser des jurons vieillots dans la traduction qui lui donnent l'air ridicule et marquent l'oeuvre dans une époque T au lieu de l'aider à garder son côté universel.
- Solution 3) essayer de rendre au mieux le langage vulgaire de Holden, en sachant qu'en français ça va faire lourd et bizarre (du style "donc j'ai mis mon putain de chapeau et j'ai posé mon cul sur cette connerie de banc et j'ai regardé ces connards de gens déambuler dans la rue comme des cons").
Fin du copié/collé, maintenant c'est l'Alacris du présent qui vous parle (diantre, ce sentiment d'être étrangère à moi-même tout à coup... hum). Honnêtement, je pense qu'il doit y avoir un moyen de traduire
The Catcher in the Rye en en faisant quelque chose de bien, même si ça veut dire trahir telle ou telle chose. Pour ma part je ne vois pas vraiment de solution possible, mais heureusement il y a des gens très ingénieux et passionnés de linguistique qui s'appellent des traducteurs et qui eux, devraient être plus inspirés que moi face à un roman dont je considère que la traduction est une impasse. Je n'ai qu'une vague idée de ce à quoi la traduction plus moderne ressemble : celle des années 60 est complètement désuète et vu la censure de l'époque, on peut comprendre pourquoi la vulgarité de Holden a pu passer à la trappe... mais aujourd'hui, la vulgarité de Holden est devenue banale. Du moins en anglais. En français, c'est une autre histoire. Mais à mon sens, la manière de parler français maintenant a énormément changé par rapport aux années 60, alors que l'anglais... beaucoup moins. Je veux dire, la manière de parler des gens au quotidien. Le français des années 60 était plus soutenu que le français d'aujourd'hui, les tournures plus recherchées... il y a énormément d'expressions qui sont tombées en désuétude. Alors qu'en anglais américain, regardez un film des années 60 en VO, à part un ou deux trucs du genre "Why, sir !" auquel vous n'êtes pas forcément habitué, il n'y aura rien sur quoi vous buterez. Donc est-ce qu'il faut traduire la langue de Holden comme s'il s'exprimait de nos jours, où lui donner une touche sixties ? Sachant que si on lui donne une touche sixties, ça a l'air ridicule de nos jours, et que si on lui donne le parler d'aujourd'hui, c'est un anachronisme. Dur dur, de s'en sortir !
4. Si vous vous débrouillez en anglais, c'est facile à lire en VO.
Beaucoup de répétitions, une étendue de vocabulaire assez limitée, des expressions orales qui sont encore largement usitées aujourd'hui... à part pour quelques mots rares et quelques expressions (dont en plus, on devine le sens en contexte, du genre "corny" ou "crumby" "to horse around"), on a à peine besoin d'ouvrir le dictionnaire, et comme les mêmes expressions ne cessent de revenir, au pire on ouvre un peu le dico pendant les 30 premières pages et ensuite on n'a plus besoin de l'ouvrir pendant tout le reste du bouquin.
Je n'ai pas envie d'en venir à la conclusion qu'il faut lire ce livre en VO, point barre, et que ceux qui ne parlent pas anglais, tant pis pour eux, parce que ce serait la conclusion la plus bêtement pessimiste qui pourrait être tirée, et il y a des oeuvres bien plus difficiles à traduire que
The Catcher in the Rye qui ont été bien mieux traduites, donc d'une façon ou d'une autre, ça doit être possible ; et de plus, on peut lire le bouquin en français et l'aimer (petit clin d'oeil à Maetel qui passe peut-être par là), mais je pense qu'on lui rend beaucoup mieux justice en le lisant en VO (en même temps, pour quel bouquin ce n'est pas le cas...), et comme il s'agit de l'anglais, qui est une langue dans laquelle pas mal de monde a des bases, ce serait dommage de ne pas donner sa chance à ce livre en VO si on a les moyens de le faire.
Voilà, j'espère que j'ai réussi à faire quelques adeptes / à convaincre des lecteurs déçus par la VF de retenter le coup en VO...
Et sur ce, je vous laisse avec
un article de
slate.fr que j'ai trouvé en vagabondant sur internet : ça interroge l'intérêt de
The Catcher in the Rye de nos jours, par rapport à la tradition du roman d'adolescence ou de rébellion aux Etats-Unis (l'héritage de
Huckleberry Finn est étudié, notamment), et l'une des questions posées est de savoir si ce roman est tombé en désuétude ou non... en fait c'est plutôt rigolo, parce que je suis tombée sur cet article vraiment au hasard, et ce sont des professeurs de mon université (Paris Diderot) qui s'expriment dedans, notamment deux professeurs dont j'ai suivis les cours l'an dernier (et qui sont d'ailleurs excellents). Le monde des anglicistes français est décidément bien petit...