Les Carnets de Malte Laurids Brigge
Rainer Maria Rilke, 1875 - 1926
Ma présentation :
A la croisée du journal intime, du
roman, de l'autobiographie et de la promenade méditative et poétique, Les Carnets de Malte Laurids
Brigge se présente comme une œuvre éminemment hybride.
Malte Laurids Brigge a vingt-huit
ans ; issu d’une grande famille danoise dont tous les membres sont morts,
il est venu s’installer à Paris et vit dans la pauvreté. Héritier de la
tradition romantique déjà désuète, il se cogne à la modernité angoissante. Il
médite sur la vie, la mort, l’amour, Dieu. A travers la quête de son enfance,
source de tous ses fantasmes et du malaise qui habite en lui, il tente de
trouver un sens à ce qui l’entoure, à la mort qui surgit de toutes parts et qui
semble régir tous les domaines de la vie. Obsédé par le poids du passé, des
fantômes, du fantastique et de l’inexplicable, Malte se demande s’il est
possible « qu’on n’ait encore rien vu, rien su, rien dit qui soit réel et
important ». Et du plus profond du semblant de son être éclaté entre mille
déguisements, Malte tranche : « Oui, c’est possible ».
« Il y a une quantité de gens, mais il y a encore beaucoup plus de visages, car chacun en a plusieurs »
Désespoir, Munch |
« Je suis assis et je lis un poète. Il y a beaucoup de gens dans la salle, mais on ne les sent pas. Ils sont dans les livres. Parfois, ils remuent entre les pages, comme des gens qui dorment et se retournent entre deux rêves. Ah, qu'il est bon tout de même d'être parmi des gens qui lisent ! Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi ? »
En fait, je pense que d’une part, ces
Carnets sont inégaux, et que d’autre part, la première lecture d’un livre aussi
dense et complexe ne peut pas tout embrasser, même s’il est d’une longueur
moyenne (233 pages en Folio classique).
Dualité dans l'identité, séparation de l'être en plusieurs individus : idée essentielle à l'oeuvre, originellement intitulée "Carnets de mon Autre Moi" |
Je dis que j’ai trouvé l’œuvre est
inégale, parce que j’ai absolument adoré certaines réflexions, certaines
visions des choses, et la poésie qui suinte de chaque phrase. Mais d’un autre
côté, certains passages m’ont perdue, et j’avais l’impression de me retrouver
au milieu d’ombres bourdonnantes, et je trébuchais lorsque j’essayais de donner
du sens au texte et j’étais obligée de revenir trois pages en arrière dans ma
lecture et de faire des efforts de vigilance pour ne pas me laisser engloutir à
nouveau. Je pense qu’il y a du voulu là-dedans, et je ne suis pas contre le
fait de se perdre parfois en lisant : au contraire, si on ne se perd pas,
on n’a pas le droit de dire que c’est une aventure, et la lecture qu’on fait
est peu fertile. Mais mon attention glissait par moments, un peu trop souvent à
mon goût dès que mes passages préférés prenaient fin.
« J’appris à connaître l’influence qu’un vêtement peut exercer immédiatement sur nous. J’avais à peine endossé l’un de ces costumes que je devais m’avouer qu’il me tenait en son pouvoir ; qu’il me prescrivait mes mouvements, l’expression de mon visage et même les idées qui me venaient à l’esprit »
La thématique qui m’a le plus plu dans
ce livre, c’est celle du masque. Vous le savez peut-être déjà, mais le masque
est un objet que je trouve symboliquement très intéressant – à la fois
vêtement, peau, cape d’invisibilité (faites-en bon usage), mensonge, vérité,
rite, carnaval… tant de concepts partent à partir de ce petit objet : le
masque, qui se présente comme une véritable matrice de significations. Le
protagoniste est le premier à reconnaître qu’il joue la comédie : il est
pauvre mais singe l’homme respectable, il est hanté par « la grande
chose », sa peur personnifiée qui est devenue une excroissance de lui-même
et qu’il compare à un membre de son corps qui serait mort et qu’il porterait
avec lui, tout en faisant semblant d’être pareil aux autres… à la recherche de
son identité vraie, l’homme ne réussit qu’à prendre plus pleinement conscience
de sa propre vanité : « Il colle toujours quelque part sur nous un
bout de déguisement, que nous avons oublié. Il reste toujours dans nos sourcils
une trace d’exagération, nous ne remarquons pas que la commissure de nos lèvres
forme un rictus. Et c’est ainsi que nous cheminons, un objet de raillerie et
une moitié : ni des êtres réels ni des acteurs ».
Masque, visage... Lequel est le plus réel ? |
« J’écrivais, j’avais une vie bien à moi, et ce qui se passait à côté était une autre vie, avec laquelle je n’avais rien en commun »
Donc j’ai adoré les parties où le
protagoniste méditait sur les déguisements, ou bien où il se replongeait dans
son enfance pour y retrouver des indices quant au sens de la vie qui à chaque
fois, ramène à la mort que chacun porte en soi comme un destin. Les ballades
dans Paris m’ont plu également, même s’il y en a peu. C’est principalement un
livre de réflexion, et il n’y a pas vraiment d’histoire : pas de début,
pas de fin – il y a d’ailleurs apparemment trois fins différentes pour ce
livre, et aucune ne peut faire office de conclusion. Le livre s’achève là, mais
la fin n’est qu’une digression de plus parmi les digressions constantes. Dans
la version publiée, le livre s’achève sur une méditation autour de la parabole
de l’Enfant prodigue, que Malte réinterprète selon sa propre pensée. Mais les
deux fins alternatives ont à voir avec une réflexion sur Tolstoï ! Donc
comme vous le voyez, le livre n’apporte pas tellement de réponse à ces
errements… ces Carnets posent beaucoup de questions – par rapport à la
religion, la mort, le surnaturel, l’amour – mais ils donnent peu de réponses,
et quand ils en donnent, elles sont assez énigmatiques. Mais le
principal en littérature comme en philosophie, c’est de poser des questions. La
réponse est toujours téméraire et au moins partiellement fausse, et ce sont les
questions qui nous font réfléchir, nous faire nous poser des problèmes. Un
monde de réponses serait un monde dans lequel on ne réfléchit pas. Comme le
disait Blanchot, « La réponse est le malheur de la question ».
« J’avais prié pour retrouver mon enfance et elle est revenue et je sens qu’elle est aussi lourde à porter qu’autrefois et que cela ne m’a servi à rien de vieillir »
Dans l’ensemble je dirais que ça a été
une très bonne lecture, mais que je ne lirais pas des livres comme ça tous les
jours. A certains égards ça m’a rappelé La Confession d’un enfant du siècle de
Musset, en plus moderne, plus dénudé, moins larmoyant, et plus philosophiquement
intéressant. On dit souvent des Carnets qu’ils sont imprégnés du désespoir en
l’homme qui caractérisait les philosophies du début du XXe siècle, et que la pensée
de Nietzsche y est très présente. Il y a certainement quelque chose de profondément prussien et un malaise de l’homme qui se sent étranger, et même inapproprié à
la vie, mais n’ayant pas une formation de philosophe et Nietzsche étant un
philosophe sur lequel on raconte très facilement n’importe quoi en se croyant
fin, je préfère ne pas me lancer dans une étude de l’influence des
œuvres de Nietzsche sur les Carnets de Malte Laurids Brigge, ça pourrait
presque être un sujet de mémoire.
« Je suis couché dans mon lit, au cinquième étage et mes journées que rien n’interrompt sont comme un cadran sans aiguilles »
En résumé, ce n’est pas une lecture que tout le monde peut adorer, mais si cet article vous a plu, et si vous lisez volontiers des livres où il y a peu d'action et que le ton est plutôt méditatif, je pense que ça peut être très
intéressant pour vous de jeter un œil à ce livre. N'ayez pas peur de la mention "classique", ça se lit facilement, et la traduction de Claude David est très agréable à lire - l'ami allemand qui m'a offert ce livre m'a dit que c'était une bonne traduction, alors je m'incline.
Deux dernières citations pour le plaisir, parce que l'écriture est vraiment superbe et que les idées qu'elles mettent en avant valent le détour :
Le cri, Munch |
« Je savais que l'enfance n'allait pas cesser, de même que l'autre réalité n'avait pas attendu ce moment pour commencer. Je me disais que chacun était naturellement libre d'établir des compartiments, mais que ces compartiments étaient imaginaires. Et il s’avéra que j’étais malhabile à en établir moi-même. Dès que j’essayais, la vie me faisait comprendre qu’elle ignorait ces séparations. Mais si je m’entêtais à penser que mon enfance était passée, aussitôt toutes les choses à venir disparaissaient du même coup et je n’avais pas plus d’assise qu’un soldat de plomb n’en a sous les pieds pour tenir debout »
Ce n'était peut-être pas très stratégique de ma part de finir l'article sur des citations aussi "pessimistes", et je viens probablement de faire fuir les quelques intéressés que j'ai réussi à rassembler jusque-là... mais c'est vraiment un beau livre, donc si vous le rencontrez, n'hésitez pas à faire plus ample connaissance !
Détrompe-toi, ces citations sont belles et si vraies sur la mort et sur l'enfance. Un choix judicieux de ta part pour illustrer ce livre qui m'a donné envie de le découvrir. Longtemps je voulais lire RM Rilke sans avoir eu le déclic pour le faire (découvrir un auteur demande une initiation quelquefois !) Tu m'as donné ce déclic.
RépondreSupprimerHoho, quelle illustration ? Serait-ce "Le cri" ? :)
SupprimerJe suis très contente d'avoir pu te donner ce déclic en tout cas, et j'espère que quand tu liras ce roman (j'utilise le mot roman à défaut d'autre terme...), la découverte que tu en feras surpassera la curiosité que tu as pour lui maintenant.
PS : je suis rentrée chez moi ce WE et j'ai remmené mon recueil de nouvelles de Salinger avec moi ! Je ne vais pas pouvoir m'y mettre absolument tout de suite car j'ai une quantité de livres à lire pour les cours et j'aimerais débroussailler mes programmes avant toute chose, mais en tout cas, le recueil n'est pas bien loin, et il attend son heure :)
Oh, en fait je songeais aux citations qui illustraient au sens figuré, le contenu du livre, mais oui, aussi, Munch qui accompagne ce billet est intriguant, notamment par ce choix qui t'a conduit à le faire, car il est vrai que certains livres font songer à des tableaux. Bien, bien pour Salinger ! Aux dernières nouvelles, ils vont publier cinq textes de lui en 2015 (c'était apparemment voulu par Salinger qu'ils soient publiés entre 5 et 10 ans après sa mort), je me réjouis. Par contre, ils envisagent de tourner un biopic... Là il va bien grogner dans sa tombe si cela se réalise.
SupprimerOui tes cours avant tout, je te souhaite de belles lectures. :D
Munch est assez contemporain de Rilke, en fait, et on retrouve dans ses tableaux de nombreux thèmes qu'il y a dans les Carnets : dédoublement, folie, sentiment d'impuissance face au chaos, déformation de la réalité, terreur, angoisse, morbidité... et on peut qualifier les œuvres de Munch d'expressionnistes, je pense.
SupprimerOui, j'ai entendu parler de ces nouvelles à la publication posthume ! Je m'en réjouis, ça en fait davantage à lire, et c'est rare de pouvoir lire quelque chose de "nouveau" d'un auteur qui est déjà un monument parmi les classiques. Un biopic, par contre... brrr. Ca m'agace, cette manie des biopics : dès qu'une personne célèbre est morte, on s'empresse d'en faire, et parfois on n'attend même pas que la célébrité en question ait disparu. Autant faire une nouvelle version de The catcher in the rye, ce serait mieux >_< (enfin je crois qu'il y en a une qui est sortie il y a quelques années, je n'en ai vu aucune, faudrait que je me renseigne).
J'ai Les lettres à un jeune poète de Rilke, donc je les lirais déjà, et si ça me plaît je me mettrais à celui-là ; les livres sans action ne me dérangent pas, et les réflexions déprimantes non plus.
RépondreSupprimerBref noté dans une de mes wish-list mentale ; en tout cas je n'en n'avais jamais entendu parler de ce titre donc ça m'a beaucoup intrigué de le voir ici :)
Bonjour Alacris,
RépondreSupprimerTon article a attiré mon attention. Pourrais-tu me dire le numéro de la page dans le livre de Rilke (éditon folio) sur laquelle se trouve la citation: « Je suis assis et je lis un poète. Il y a beaucoup de gens dans la salle, mais on ne les sent pas. Ils sont dans les livres. Parfois, ils remuent entre les pages, comme des gens qui dorment et se retournent entre deux rêves. Ah, qu'il est bon tout de même d'être parmi des gens qui lisent ! Pourquoi ne sont-ils pas toujours ainsi ? » Merci par avance.
Très certainement ! C'est page 52 dans l'édition folio classique, au début du paragraphe de bas de page :)
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