La Dame, Chagall |
La semaine dernière, je suis allée voir l'expo "Chagall, entre guerre et paix" au Musée du Luxembourg avec Grazyel. Cette expo a commencé le 21 Février 2013 et elle prendra fin le 21 Juillet prochain ; aussi je vous engage à vous dépêcher si d'aventure, l'envie vous prenait d'aller la voir...
J'ai une connaissance moyenne de Chagall : comme toute personne qui s'intéresse un peu à l'art, je sais que c'est un peintre du XXe siècle (1887-1985), que son style ressemble à certains courants d'avant-garde début de siècle mais que ça ne ressemble pas au cubisme pour autant, qu'il était ami avec Apollinaire, qu'il était Juif et s'intéressait aux thématiques de la Bible, qu'il a peint des vitraux pour des églises dans des couleurs pétantes et notamment des vitraux de la Cathédrale de Reims, le plafond de l'Opéra Garnier à Paris... bref, voilà un peu tous les trucs connus que peut avoir en tête quelqu'un qui va à cette expo. Mais on peut aussi y aller en ne sachant pas du tout qui est Chagall (c'est toujours un risque de mettre les pieds dans une expo sans rien connaître du peintre qu'elle met à l'honneur, ça peut s'avérer une superbe découverte ou bien un gâchis regrettable, mais je pense que c'est sympa de se surprendre soi-même de temps en temps).
En tout cas, sans que Chagall soit un de mes peintres préférés, cette expo m'a plu car elle est très bien faite, complète, et elle permet de suivre l'évolution du peintre du début à la fin de sa carrière. En d'autres termes, si vous ne connaissez pas ou peu Chagall, c'est le moment ou jamais de profiter de cette expo pour prendre quelques repères quant à comment apprécier sa peinture.
Les amoureux en vert |
C'est d'abord sur la Russie en temps de guerre que l'exposition choisit de se focaliser.
Dans cette partie, on voit les sentiments du peuple en relation à la guerre : peur, misère... mais également l'effet de la guerre sur les gens (de nombreux portraits de soldats défigurés notamment, les fameuses "gueules cassées".
Vous pouvez voir qu'ici le style de Chagall est encore très différent de ce qu'il va devenir ensuite, c'est-à-dire coloré et onirique, influencé par le mouvement surréaliste. Ici, les couleurs sont rares et sombres, et le vert qui entoure les amoureux est des plus maladifs. Ils semblent figés dans une étreinte mortelle : ils ont tous deux des visages pâles illustrant la rigor mortis, la rigidité de la mort ; la jeune femme a les yeux fixes d'un cadavre et le jeune homme semble dormir - or, le sommeil n'est-il pas frère de la mort ?
Couple de paysans, départ pour la guerre |
On entre à présent vraiment dans la partie "Chagall dans la guerre" avec ce portrait de couple de paysans : l'homme est déguisé en soldat, grotesque, son visage n'est déjà plus qu'une grimace, il ne peut plus tenir sa tête droite, il est couvert de bleus (voyez d'ailleurs comme la seule touche de couleur du tableau vient de son oeil au beurre noir, comme si la couleur avait été vampirisée par la mort, devenant poison), et sa femme ne le regarde pas, elle pleure sur le côté, elle aussi figée dans une posture de douleur.
Au-dessus de Vitebsk |
Échappant à la mobilisation de la guerre, Chagall entreprend de peindre Vitebsk, ville-garnison, qu'il associe également au paradis de l'enfance. Un autre monde, peu à peu, se crée dans l'esprit du peintre qui, armé d'un pinceau, se transforme en poète, et ce monde de peinture vient se superposer à celui que voient les autres...
"J'ai choisi la peinture : elle m'était aussi indispensable que la nourriture : elle me paraissait comme une fenêtre à travers laquelle je m'envolerais vers un autre monde"
Création d'Eve |
Noé reçoit l'ordre de construire l'arche |
Bientôt, la Grande Guerre prend fin et c'est l'imaginaire biblique qui reprend le dessus dans le voyage pictural de Chagall. Il décrit d'ailleurs la Bible comme "la plus grande source de poésie de tous les temps". Aussi bien l'Ancien que le Nouveau Testament l'intéressent, et il entreprend d'illustrer de très nombreux passages de la Bible, affermissant par là sa position de démiurge, c'est-à-dire de sublime créateur, à l'image du principe divin lui-même.
Le Songe d'une nuit d'été, Chagall |
"Ne m'appelez pas fantasque : au contraire, je suis réaliste"
Parmi ses plus grandes sources d'inspiration figurent aussi les grands mythes littéraires, et notamment l'univers construit par le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare, pièce féérique entre toutes puisque nombre de ses personnages sont des fées (voir ma chronique du Songe d'une nuit d'été). La figure ailée en rouge est une fée ; la jeune femme en robe blanche est Titania, reine des fées, et l'homme à tête d'âne à côté est Bottom, ainsi métamorphosé par Puck, fée masculine malicieuse toujours prête à jouer des tours aux autres. Avec ce tableau, Chagall plonge dans la fantaisie, pourtant il se clame au plus près du réel : alors, la fantaisie serait-elle plus fidèle à la réalité qu'une représentation du monde sans bizarrerie et sans rêve ?
Le Rêve |
En parlant de rêve, nous voici en plein dedans, avec ce tableau intitulé Le Rêve.
La perspective est faussée, comme si on regardait le tableau en étant sur le côté, sans pouvoir l'embrasser de plein front : un peu comme dans les rêves, quand les choses nous échappent et que nous ne les saisissons jamais clairement. La femme, seins nus (symbole de la passion mais aussi de l'abandon ou d'une tenue de sommeil...) est emportée par un âne, souvent symbole du créateur chez Chagall qui se représentait volontiers comme artiste à tête d'âne. Ce tableau voudrait donc dire (parmi d'autres interprétations possibles bien sûr, je n'ai pas la prétention d'épuiser toute la richesse des messages possibles d'un tableau) que l'artiste est celui qui crée les rêves des gens, et que les spectateurs de ses tableaux sont à sa merci, de même que cette femme assoupie sur le dos de cet âne qui l'emmène dans une nuit aux contours infinis, l'aventure éternelle... ce monde construit par le rêve n'est pas une fiction ni une chimère, mais il n'est pas non plus une simple imitation du monde réel : il s'agit d'un monde ouvert par la subjectivité de l'artiste, dans lequel on peut pénétrer, porté par cette subjectivité grâce à l'art...
L'exode |
Mais les couleurs douces s'arrêtent net quand on entre dans l'ère du nazisme. Pour Chagall, Juif, c'est l'exil (en 1937, il y a en Allemagne une exposition appelée "Art dégénéré" sur les artistes indésirables, et trois de ses toiles y sont présentées...). Il se replie en France puis, avec les lois antisémites de 1940, il part pour les Etats-Unis, comme de nombreux intellectuels français. Le monde moderne revit la tragédie biblique de l'exode, et le symbole le plus apte à traduire la souffrance contemporaine est celui de la crucifixion.
Guerre, 1943 |
Obsession |
Même à distance, Chagall est conscient des persécutions et des actes de barbarie qui ravagent l'Europe. Ses tableaux deviennent alors hantés par le souffle de flamme qui déferle sur l'Ancien Monde et le morbide, comme une obsession, vient parasiter sa peinture.
Pendant ce temps, Chagall continue de s'intéresser à la puissance des mythes et à leur potentiel créateur... et il se met à illustrer les Mille et une nuits, dont voilà ci-dessus deux exemples.
Personnellement, j'ai eu un énorme coup de coeur sur ces illustrations... je n'ai pas réussi à en trouver davantage sur Internet, mais n'hésitez pas à en chercher si jamais leur onirique et mystérieux style vous ensorcelle comme moi !
L'âme de la ville, Chagall |
La guerre est proche de sa fin, et avec la proximité de l'achèvement du cauchemar, le peintre sent renaître en lui un souffle de création et d'énergie qui l'amène vers des sujets moins sombres.
C'est notamment le temps des autoportraits avec mise en abyme du tableau dans le tableau lui-même...
Ici, vous pouvez voir un petit âne bleu qui s'attarde en bas de la toile ; comme d'habitude, l'âne est le symbole du peintre.
Quant au peintre lui-même, il a deux visages, tel le Janus antique : la divinité des portes donc, celui qui a le pouvoir de conduire à des chemins inconnus...
A ma femme, Chagall |
Mais en 1944, alors que la fin de la guerre s'approche et que Chagall sent qu'il peut bientôt retourner à Paris, sa ville de coeur, c'est le drame : sa femme, Bella, meurt. Il est anéanti. S'en suit une période de deux années de deuil durant lesquelles il rendra hommage à sa femme défunte dans de nombreuses peintures, à commencer par celle ci-dessus, où les souvenirs de la vie commune des deux amoureux s'entrechoquent dans le décor, autour de la ligne directrice des deux mariés au milieu du tableau.
"Tout est devenu ténèbres"
Autour d'elle |
Le Champ de Mars |
La dernière partie de l'exposition, intitulée "Vers la sérénité", nous fait rencontrer un Chagall de retour en France dont le style s'est cristallisé autour d'une technique de plus en plus particulière et personnelle. La même ambiance surgit souvent dans ses tableaux, et on voit d'ailleurs le même bleu-nuit, presque du bleu Klein, envahir ses peintures...
C'est peut-être la période qui me plait le plus chez Chagall. C'est là qu'il devient le plus onirique et que l'univers qu'il a inventé prend tout son essor : dans Autour d'elle, vous pouvez voir le garçon en bas à gauche avec la tête littéralement retournée, ce qui n'est évidemment pas physiquement possible (mais en art tout est possible, voyons !) et me rappelle beaucoup les films de Tim Burton... et dans Le Champ de Mars, les figures de femmes sont aussi grandes que la Tour Eiffel.
Les cinq bougies |
Le monstre de Notre-Dame |
On voit revenir ce bleu-nuit, encore et encore : la nuit, lieu de tous les possibles.
Coup de coeur particulier pour Le monstre de Notre-Dame en raison de cette gargouille géante à tête d'âne (donc la figure de l'artiste si vous avez bien retenu) qui surplombe la cathédrale et regarde la ville en souriant, avec la Tour Saint-Jacques et Concorde qui s'enfoncent dans le décor...
Le paysage bleu |
Et j'ai choisi de terminer sur...
Le paysage bleu, un des derniers tableaux de l'exposition, qui représente un couple d'amants dans la nuit, aux côtés d'une sorte d'oiseau qui revient souvent dans la peinture de Chagall.
Ce qui me plait surtout dans ce tableau, c'est cette étreinte invisible entre les deux amants : on ne peut discerner que leurs têtes, le reste de leurs corps disparaît sous le manteau de la nuit, comme si elle avalait tout et comme s'ils se fondaient en elle...
Cette étreinte n'est pas aussi figée que celle des Amoureux en vert, cependant il y a bien quelque chose du même goût ici : la fille regarde dans le vide, dans une direction opposée à celle de son amant, et il la couve des yeux, un sourire en coin aux lèvres... peut-être, dans le cadre d'une thématique apollinarienne (Apollinaire était un proche de Chagall avant de mourir en 1918), pourrait-on parler de cette étreinte comme illustrant "les éternités différentes de l'homme et de la femme"...
En espérant que cette visite virtuelle vous aura plu ! N'oubliez pas, l'expo est au Musée du Luxembourg, jusqu'au 21 Juillet...
Alacris