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"Mon autoportrait" 1924, et accessoirement affiche de l'expo |
Récemment je suis allée visiter l'expo sur Marie Laurencin au Musée Marmottan Monet avec Grazyel (décidément, on écume les expos parisiennes ensemble).
Cette expo a été un gros coup de coeur pour moi.
Marie Laurencin était une figure que je connaissais depuis le lycée (comment parler d'Apollinaire sans évoquer Le Pont Mirabeau et parler de sa liaison orageuse avec la muse qui l'inspira ?), et qui m'avait toujours intriguée. Je n'ai pas été déçue par cette expo, qui m'a fait pénétrer dans le monde envoûtant d'une des rares femmes artistes du début de siècle, aux confluents de tous les courants artistiques qui se sont succédés, sans jamais correspondre tout à fait à l'un d'entre eux.
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Autoportrait, 1905 |
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Autoportrait, 1908 |
Marie Laurencin a vécu de 1883 à 1956. Ses oeuvres commencent à circuler dans les cercles artistiques parisiens autour de 1905 - en 1907, c'est la rencontre avec Apollinaire, qui lui fera connaître Picasso, Matisse, Gertrude Stein...
Ce qui est amusant, c'est d'observer l'évolution très rapide de son coup de pinceau dans ces années-là ; le changement d'esthétique entre son autoportrait de 1905 et celui de 1908 ci-dessus est particulièrement saisissant ! On sent l'influence des cubistes qui est passée par là, cependant Marie Laurencin reste toujours à l'écart de ces tendances, peaufinant son propre style... très vite, elle va s'orienter vers des figures plus éthérées, à la peau diaphane, aux yeux noirs sans contours, et aux corps de papier ou d'eau.
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L'éventail, 1911 |
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Femme à la corbeille de fruits, 1908-10 |
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La Songeuse, 1911 |
Figures sibyllines aux yeux sombres, tristes, et séducteurs, inspirés de sa propre apparence, peuplent ses tableaux. Un air félin et doucement dangereux se dégage de l'ensemble... la femme, créature pleine de charmes, ensorcelle notamment par sa silhouette longiligne, ses mains aux doigts fins et interminables, ses traits fins. La profondeur du champ diminue, le monde en trois dimensions que la peintre a appris à dessiner pendant ses études à l'académie Humbert disparaît au profit d'un monde "en 2D". Ses modèles, peu à peu, se détachent de l'humain pour devenir des figures de peinture ou de papier : voyez comme la tresse de la jeune femme de L'éventail ressemble à un morceau de papier qu'on aurait enroulé sur lui-même...
Picasso fait l'acquisition de La Songeuse pour sa collection personnelle, reconnaissant la spécificité irréductible de l'art de Marie Laurencin. Dans ce tableau, on trouve déjà les composants de l'oeuvre plus mature de l'artiste : un regard songeur et impénétrable, dirigé vers le vide, une position oisive et nonchalante, l'ennui qui dévore les jeunes femmes de l'époque, la perte du corps dans le flou des jambes... et toujours l'éventail, symbole ultime de féminité.
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Le bal élégant ou La danse à la campagne, 1913 |
Il apparaît très tôt que le monde créé par Marie Laurencin est un monde de femmes, ou du moins de figures androgynes. Voyez comme les jambes, les bras des deux danseurs sont identiques ; de plus, ses figures strictement féminines (si tant est que le strictement féminin et le strictement masculin existent chez elle) ont peu, voire pas du tout de poitrine. Rien ne sépare donc clairement le féminin du masculin, et l'androgyne se pose comme la figure esthétique la plus parfaite, réunissant en lui seul la beauté des deux sexes.
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Les jeunes filles, 1909 |
Ces femmes ou figures androgynes, pour peupler la solitude d'un monde sans activité (les femmes du monde bourgeois ne travaillaient pas), s'entourent de biches, de lévriers, de petits chiens et chats domestiques qui, sur le modèle de leurs maîtresses, présentent des membres longilignes et étirés à l'infini.
En parallèle, l'hédonisme (philosophie de l'oisiveté et des plaisirs) s'intensifie, et l'utopie de l'amour lesbien prend une place de plus en plus prédominante...
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Les deux Espagnoles, 1915 |
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Majas au balcon, de Goya |
Avant le début de la guerre, Marie Laurencin épouse un baron allemand (probablement bisexuel comme elle, et qui la laisse fréquenter les femmes qu'elle désire), et ils doivent donc s'exiler en Espagne pendant cinq ans. A Madrid, Marie Laurencin découvre Goya et s'inspire de son tableau "Majas au balcon" pour "Les deux Espagnoles", où reviennent des éléments constituants de son oeuvre : l'éventail de la féminité, la main désarticulée... mais se précisent également à présent de nouveaux traits : la peau pâle, le corps de poupée, les profonds yeux noirs, les décorations dans les cheveux...
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La liseuse |
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Les trois Grâces, 1921 |
Une nouvelle esthétique est enclenchée, un nouveau mode de beauté féminine.
Ses tableaux se font l'apologie d'une beauté fugitive - les traits limpides de ses figures, comme constituées d'eau -, et en même temps statique : ses toiles sont autant de maisons de poupée en 2D qui abritent des êtres de porcelaine ou de tissu.
Les Trois Grâces, habituellement représentées dansantes ou tout du moins gaies et animées, prennent dans son monde une allure figée, triste, comme dans l'attente...
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La barque, 1920 |
La femme qui figure dans ses tableaux est contemplative, méditative, seule et solitaire. Les seuls êtres qui puissent lui tenir compagnie sont des animaux à l'air figé ou d'autres jeunes femmes mélancoliques à son image. Dès que l'homme s'invite dans les tableaux, il est soit transformé en figure androgyne, soit ignoré par les femmes autour de lui... d'où la solitude infinie qui sépare les deux êtres dans La barque. D'ailleurs, Marie Laurencin et Otto von Wätjen divorcent en 1921 alors qu'elle rentre à Paris.
C'est le commencement des fameuses "années folles", pendant lesquelles la femme s'émancipe, cesse de porter un corset... et avec ce vent de liberté sexuelle qui souffle sur la capitale, des cercles lesbiens se forment, et Marie Laurencin les côtoie.
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La Danse, 1919 |
La Danse, avec La liseuse et La barque, est l'un de mes tableaux préférés. On se croirait dans les coulisses d'un théâtre mal-famé ou d'une maison de joie. Il y a toujours une femme en train de jouer de la guitare, un petit chien, du rose, du noir, des yeux sans pupilles, presque démoniaques et pourtant si doux...
A gauche, une figure à demi-cachée par un rideau regarde jalousement les deux femmes qui se séduisent sur la droite au son de la guitare. Leurs mains se frôlent plus qu'elles ne se caressent, et reste figées juste avant de s'atteindre ; le tableau entier est figé dans une caresse qui ne cesse de venir sans jamais que le contact ne se fasse réellement ; on est dans la douceur de l'intention, dans l'attente, mais pas encore dans la trivialité du banal toucher. Autrement dit, on est à mi-chemin entre la présence et l'absence, la distante et la proximité.
Mais de ce fait, les figures demeurent dans une solitude profonde : les deux amantes, bien qu'attirées l'une vers l'autre, ne se regardent pas.
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La femme-cheval |
Avec cette nouvelle prise de position esthétique, Marie Laurencin réalise son autoportrait le plus novateur, La femme-cheval. dedans, elle se représente en tant que démiurge, le regard grave, noir, et profond, le pinceau guidé par un oiseau. Ses figures de femmes languides et solitaires déteignent sur elle : elle aussi s'est peu à peu transformée en poupée vivant dans un monde noir et rose, entourée d'un chien, aux doigts longs et fins...
En plongeant son regard dans le nôtre, elle se désigne du doigt : la femme-cheval, c'est elle.
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Le baiser, 1927 |
"On jugea trop souvent fades ses visages de jeunes filles ou de femmes rêveuses, mais je les ai toujours trouvées d'une douceur qui contrastait avec la violence de l'époque, que reflète la peinture heurtée des années 30"
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Deux femmes à la guitare, 1924 |
"On a aussi dit de sa peinture qu'elle était décorative. Je la crois infiniment délicieuse, caressante, humaine, avec ses demoiselles aux yeux noyés de mélancolie, quand les siens étaient voilés par la myopie. Elle symbolise pour moi le rêve, le songe, la vision éthérée d'un univers englouti. Comme l'a écrit Apollinaire en 1913, elle exprime 'toute la grâce et le charme du monde'. Sans doute un monde qui, comme dans les contes, n'a jamais existé"
Anne Sinclair (avant-propos dans le livre de l'exposition)
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Femme à la rose, 1930 |
La femme, toujours, est sa muse, et avec le temps devient plus en chair. La maturité des amours succède à l'attrait pour les jeunes filles. Pendant la guerre, Marie Laurencin et son amante Madame André Groult s'envoyaient des vers tels que :
"Oiseaux
Tes yeux sont deux oiseaux bleus
Tes seins sont deux oiseaus blancs
Ta lèvre est un oiseau de feu
Ton cou un oiseau palpitant"
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Les acrobates ou Femmes de cirque, 1927 |
L'androgyne persiste cependant : voyez comme le titre de ce tableau, "Femmes de cirque", ne laisse aucun doute quant à l'identité de la figure de droite, pourtant masculine de visage...
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Trois jeunes femmes, 1953 |
Pour finir, j'aimerais terminer cet article sur quelques phrases tirées de la superbe étude de Daniel Marchesseau dans le livre de l'exposition :
"A la fin de sa vie, l'artiste décline à l'huile ou mieux, à l'aquarelle, les pages angéliques et intemporelles de romances irréelles entre fillettes, musiciennes, bergères, nymphes ou demoiselles de béguinage. Comme un journal intime, elle murmure ses rêveries éveillées en demi-tons de rose, garance, azur ou safran"
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La Prisonnière, 1917 |
On peut trouver dans "son ultime répertoire de portraits une qualité de proximité, souvent nuancée de mélancolie - que la brouille du pinceau accentue. Ce monde clos participe d'une inclination à la solitude, où elle se complaît"
"Au soir de sa vie, en 1956, Marie Laurencin, loin d'un monde pictural qui depuis longtemps n'est plus le sien, laisse un corpus volumineux. L'amie si précieuse des poètes s'éteint parmi 'ses jeunes filles au visage triangulaire de plâtre ou de clair de lune, tenant des éventails pareils aux jalousies, regardant d'un grand oeil noir s'ébattre ou se cabrer des chiens qui pourraient être biches ou licornes ou n'importe quel animal de fable' (Jean Cocteau)"